L'Autorité des marchés financiers (AMF) a un don inné pour attirer l'attention sur elle. Malheureusement pour la police de la Bourse au Québec, c'est rarement pour les bonnes raisons.

Jeudi dernier, par exemple, l'Autorité publiait son dernier rapport annuel. On y apprenait que l'AMF compte deux fois plus d'inspecteurs et d'enquêteurs qu'à sa création en 2004, soit 93 professionnels contre 47 il y a cinq ans. Résultat: la durée moyenne d'une enquête a chuté à moins de 10 mois. Le plus hallucinant de l'histoire, c'est quand l'on réalise qu'en 2004, l'AMF mettait 48 mois en moyenne pour mener une enquête à terme. Quatre ans!

 

Ce qui fait plus jaser, ce sont les investissements malheureux de l'AMF dans du papier commercial de qualité douteuse. Tout comme le procès au criminel des ex-dirigeants de Norbourg.

Le plaidoyer de culpabilité et la sentence de 13 années de prison de Vincent Lacroix ont éclipsé le procès, qui se poursuit pour ses cinq complices présumés.

Dans ce procès qui s'annonce long, c'est à peine s'il a été fait mention des rôles joués par Serge Beugré, Jean Renaud, Félicien Souka, Rémi Deschambault et Jean Cholette. Mais pas une journée ne passe sans que l'AMF, ou son prédécesseur, la Commission des valeurs mobilières du Québec, ne se retrouve au banc des accusés.

À quel moment l'AMF a-t-elle disposé d'indices assez sérieux pour justifier une intervention? En 2002, en 2003, en 2004 ou seulement à l'été de 2005, lorsque les policiers ont perquisitionné dans les bureaux de Norbourg? Si ces indices étaient fumants, pourquoi l'AMF n'est-elle pas intervenue plus tôt?

En fait, les observateurs ont l'impression d'assister à un autre procès. C'est comme si on entendait avant l'heure le recours collectif qui a été intenté contre l'AMF et toute la nébuleuse Norbourg, au nom des 9200 investisseurs floués.

Pour faire taire les critiques, le PDG de l'Autorité, Jean St-Gelais, a senti le besoin de rédiger une lettre, publiée dans les pages Forum de La Presse. «On a laissé entendre que dès 2002, l'Autorité avait des éléments en main pour freiner les activités frauduleuses de Vincent Lacroix. Rien n'est plus faux.»

Jean St-Gelais reprend, pour l'essentiel, la thèse que l'AMF soutient dans sa défense amendée, déposée en septembre. À son tour, l'AMF rejette le blâme sur les «sentinelles du secteur financier» (vérificateurs, fiduciaires, gardiens de valeurs), le «premier rempart des investisseurs contre les fraudeurs».

«Jamais n'avons-nous cru un seul instant que l'argent des investisseurs était à risque. Pourquoi? Parce que ceux qui étaient chargés de veiller sur ces questions nous disaient (...) qu'il n'y avait aucun problème», écrit Jean St-Gelais.

Jamais? Pas même un instant?

Les premiers inspecteurs qui ont mis leur nez dans le dossier Norbourg ont pourtant signalé des activités troublantes chez cette firme qui avait des comptes bancaires en Suisse. Les transferts de fonds internationaux soulevaient de «nombreuses interrogations», selon ces inspecteurs qui évoquaient une «situation étrange» ou «bizarre».

«Nous n'avons pas l'assurance complète que (Norbourg) respecte toutes les règles établies en matière d'impôt sur le revenu et de contrôle des activités de blanchiment d'argent», écrivaient-ils à l'époque. Mais, la direction de l'AMF n'a pas donné suite à leur rapport.

Donnons à l'AMF le bénéfice du doute. Après tout, ce n'est pas parce qu'on blanchit de l'argent qu'on détrousse ses clients! Peut-être qu'en 2002, ce n'était pas évident. Mais, au printemps de 2004? C'est là que la défense de l'AMF ne tient plus la route.

En avril 2004, un enquêteur à la Banque nationale du Canada, Michel Carlos, a sonné l'alarme. Il a communiqué avec le directeur de la conformité de l'Autorité, Pierre Bettez, un enquêteur de la Sûreté de la Québec (SQ) prêté à l'AMF. Les deux hommes s'étaient connus à la SQ, où Carlos avait déjà travaillé comme enquêteur.

Ici, les versions divergent. Selon les avocats qui intentent le recours collectif, Michel Carlos aurait dit à Pierre Bettez que Lacroix a détourné 2 millions de dollars d'un compte de Norbourg à son compte personnel à la Nationale, au moyen d'un faux transfert électronique. Bettez, lui, se rappelle une transaction de l'ordre de 150 000$ à 300 000$.

Selon l'AMF, Carlos aurait plutôt signalé des «transactions inhabituelles» dans le compte personnel de Lacroix qui s'apparenteraient à du blanchiment d'argent.

Mais, quel que soit le montant en cause ou le camouflage employé, un fait reste incontestable: Vincent Lacroix a transféré des fonds d'un compte de Norbourg à son compte personnel. Dans le langage de l'Organisation mondiale de la santé, cela équivaudrait à une alerte maximale de niveau 6!

Pierre Bettez alerte à son tour la SQ. Il considère Lacroix comme un «bandit» et estime qu'il s'agit vraisemblablement d'une fraude, dira-t-il plus tard au cours d'un interrogatoire sous serment. Mais à l'époque, pour une raison qui échappe à l'entendement, Bettez n'ordonne pas la tenue d'une enquête et n'informe personne d'autre à l'Autorité.

Explication de l'Autorité? «Bettez a exercé sa discrétion.» L'Autorité se justifie aussi en expliquant qu'elle n'avait pas reçu de plainte d'un investisseur lésé. Mais franchement, en avait-elle besoin?

Selon les avocats du recours collectif, 63 millions de dollars se sont volatilisés entre l'avertissement de Michel Carlos, en avril 2004, et les perquisitions aux bureaux de Norbourg, en août 2005.

L'Autorité peut bien essayer de réécrire l'histoire. Mais en 2004, elle ne manquait pas tant de personnel que de jugement. Par une triste ironie, sa défense s'apparente d'ailleurs à celle des complices de Vincent Lacroix: c'est pas moi, c'est eux... Or, ce n'est pas parce que les autres ont manqué à leurs devoirs, voire ont été complices, que l'AMF est disculpée de toute responsabilité.

Pour joindre notre chroniqueuse sophie.cousineau@lapresse.ca