C'est assez ironique, quand on y repense. Lorsque le Canadien de Montréal a été mis en vente, à la fin mars, la famille Molson ne figurait même sur les listes de prétendants! Il n'y en avait que pour Guy Laliberté, Serge Savard, René Angélil, Pierre Karl Péladeau et autres multimillionnaires exubérants.

Personne n'a songé aux Molson, une famille qui semblait s'effacer depuis que la fusion avec Coors a entraîné le déménagement du centre décisionnel de la brasserie montréalaise au Colorado.En fait, n'eût été de la présence d'Andrew et de Geoffrey Molson au conseil d'administration de la Molson Coors Brewing Co., le partenaire de George Gillett avec une participation de 19,9%, les frères Molson n'auraient jamais montré leur jeu. C'est ce conflit d'intérêts qui les a forcés à mettre cartes sur table et à se retirer des délibérations.

Cette discrétion est à l'image de la famille Molson depuis des décennies. Un vieux dicton raconte que le nom d'un Molson ne doit paraître dans les journaux que trois fois sa vie durant: à sa naissance, à son mariage et à son décès.

Eric Molson, le père d'Andrew, de Geoff et de Justin, les frères qui ont conclu un accord pour racheter le Canadien, a toujours adhéré à cette maxime. Les entrevues de ce chimiste réservé se comptent sur les doigts des deux mains.

Ses fils Andrew et Geoff sont plus visibles, toutes proportions gardées. Andrew, l'aîné de 41 ans, travaille en relations publiques! Cet ex-porte-parole de la Bourse de Montréal est l'un des dirigeants du cabinet National. Quant à son frère Geoff, 38 ans, il fait mousser les ventes de bière chez Molson Canada.

Malgré cette présence timide, les Molson passent encore inaperçus lors des matchs au Centre Bell. Les Québécois méconnaissent les Molson. Surtout, ils mésestiment leur attachement à Montréal. Pourtant, aucune autre famille n'a autant marqué la ville.

On se souvient de John Molson comme du fondateur d'un empire brassicole. Mais on ignore à quel point cet orphelin qui a émigré d'Angleterre en 1782, à l'âge de 18 ans, était un formidable entrepreneur.

John Molson a fait construire le premier bateau à vapeur qui sillonnera le Saint-Laurent, début d'une flotte qui fera de ce brasseur le plus grand armateur d'Amérique du Nord. Il a financé la construction du premier chemin de fer au pays, le Champlain&St. Lawrence Railroad.

John Molson a exploité une cour à bois et un luxueux hôtel. Tout comme il a ouvert une banque qui comptait 125 succursales lorsque la Banque de Montréal l'a acquise, en 1925. Il a fait construire le premier théâtre et le deuxième hôpital de la métropole, l'Hôtel-Dieu ne suffisant plus à la demande.

Cet héritage est encore bien visible à Montréal. Il y a la brasserie de la rue Notre-Dame, dont les silos et l'horloge octogonale dominent le panorama. Il y a le stade Percival-Molson qui vibre à la clameur des partisans des Alouettes. Il y a l'ancienne Banque Molson, un bijou de l'architecture du Second Empire, rue Saint-Jacques...

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Les Molson ont fait bien des choses, mais ils n'ont pas fondé le Tricolore. C'est Ambrose O'Brien, un amateur de hockey d'Ottawa, qui en a eu l'idée, en 1909. Toutefois, les Molson sont ce qui se rapproche le plus des propriétaires patrimoniaux du club.

Acheté en 1957 par le sénateur Hartland de Montarville Molson et son frère Thomas, le Tricolore restera aux mains de l'entreprise familiale jusqu'en 2001. Seule exception: un interlude de six ans, dans les années 70. Les cousins David, William et Peter, à qui la famille avait cédé le Canadien à prix d'ami, revendront l'équipe aux frères Peter et Edward Bronfman - ce qui a provoqué une belle chicane de famille. La brasserie rachètera l'équipe au prix fort, en 1978.

Les jeunes frères Molson sont-ils des acheteurs sentimentaux? Est-ce la raison qui explique pourquoi ils ont allongé une somme formidable qui dépasserait les 500 millions de dollars?

Il y a des précédents. Lorsque Bombardier a vendu sa filiale qui produit des motoneiges, jugeant que cette activité ne cadrait plus avec le matériel de transport, la famille Beaudoin-Bombardier a réinvesti dans ce fabricant de Valcourt. Il lui était inconcevable de se dissocier de ce patrimoine familial.

Ou, est-ce parce que le Tricolore, son amphithéâtre et la division spectacles sont plus rentables que tous pensaient? Peut-être, encore, que les frères Molson croient au projet immobilier de Cadillac Fairview qui s'esquisse autour du Centre Bell, George Gillett étant de mèche avec ce promoteur.

Chose certaine, les Molson n'ont apparemment eu aucun mal à financer cette acquisition. Ils ont levé le nez sur le prêt de 7% à 9% que Québec leur offrait, un taux pourtant sympathique en récession.

Ils ont trouvé en BCE et la famille Thomson des alliés dans le club du «anybody but Quebecor». BCE, surtout, avait tout à perdre de la vente de l'équipe au câblodistributeur. Quebecor aurait usé de son accès aux matchs et aux spectacles pour promouvoir son service sans fil et rivaliser avec Bell Mobilité. L'entreprise aurait tout fait pour casser le contrat de commandite qui donne son nom au Centre Bell jusqu'en 2022. Et elle aurait pris le relais du Réseau des sports en 2013 pour la diffusion des parties de hockey. Or, RDS appartient à CTVglobemedia, dont BCE détient encore 15% des actions.

Pour la même raison, la richissime famille Thomson, qui détient 40% de CTVglobemedia par l'entremise de son holding Woodbridge, aurait été tout aussi mécontente.

Les ennemis de mes ennemis ne sont-ils pas mes meilleurs amis?

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