Les initiés (administrateurs, dirigeants, gros actionnaires) ont-ils le droit de transmettre des informations privilégiées à leurs courtiers personnels, à leur femme (sur l'oreiller), à leurs amis...?

«La réponse à ça, c'est non. Vous avez raison. La règle générale, c'est non», répond catégoriquement le président de l'Autorité des marchés financiers (AMF), Jean St-Gelais, au cours de l'entrevue accordée à La Presse Affaires pour éclaircir l'imbroglio entourant l'article 188 de la Loi sur les valeurs mobilières du Québec sur la transmission des informations privilégiées.

 

Rappel de l'imbroglio. L'article 188 indique qu'un initié ne peut communiquer une information privilégiée, sauf s'il doit «communiquer l'information dans le cours des affaires». Jusqu'à l'éclatement de l'affaire Jean De Grandpré, le milieu de la finance québécoise avait toujours compris que le «cours des affaires» était réservé exclusivement aux affaires commerciales de l'entreprise, comme c'est le cas notamment avec la Loi sur les valeurs mobilières de l'Ontario et son article 76 sur l'information privilégiée.

Mais dans le dessein de défendre la décision de l'AMF d'accorder l'impunité à l'homme d'affaires Jean De Granpré (qui a transmis une information privilégiée à ses courtiers personnels Georges Métivier et Pierre Petit, de RBC Dominion valeurs mobilières sur une nouvelle qui allait faire doubler le prix de ses actions de Metro One Telecommunications dont il était administrateur), la directrice générale, contrôle des marchés et affaires juridiques, à l'Autorité des marchés financiers, Nathalie Drouin, avait surpris le monde de la finance en déclarant dans sa réplique à La Presse à propos de son interprétation de l'article 188:

«Il est également important de rappeler que la transmission d'une information privilégiée ne constitue pas nécessairement une infraction de tuyautage au sens de la Loi sur les valeurs mobilières. À titre d'exemple, une information privilégiée qui doit être transmise dans le cours normal des affaires, disons à son courtier pour donner des instructions, ne constitue pas une infraction si celui qui la divulgue n'a pas de raisons de croire qu'elle sera utilisée. C'est la conclusion à laquelle l'Autorité en est arrivée après l'analyse des faits au dossier.»

De par cette déclaration, Mme Drouin laissait ainsi entendre que «le cours normal des affaires» incluait les affaires personnelles des initiés, contrairement à l'interprétation courante qui réserve le «cours normal des affaires» aux seules affaires commerciales de l'entreprise (l'émetteur) et non de ses initiés.

Cela dit, Jean St-Gelais, grand patron de l'AMF, ne blâme absolument pas Mme Drouin pour avoir donné une telle interprétation laxiste de l'article 188 sur la transmission des informations privilégiées. Il tente même de la défendre.

«Normalement, dit-il, un initié, la règle de l'art à suivre, quand il a une information privilégiée, il la garde pour lui, il n'en parle pas. Puis, s'il a des actions personnelles de la compagnie, il ne transige pas, il ne vend pas, il n'achète pas. Il ne fait rien. Personne ne peut leur reprocher rien.»

Mais...

«Dans le cas (De Grandpré) qui nous préoccupe, l'interprétation de l'article c'est que... Lorsque nous, on regarde l'ensemble des faits d'un dossier, et notamment celui-là, nos équipes (d'enquêteurs) doivent se dire: est-ce qu'il y a faute? On ne peut pas présumer de la mauvaise foi des gens. Mais même si on présumait de la mauvaise foi des gens, est-ce que nous, on a une cause en cour qui tiendrait la route?»

«On fait toujours une préenquête, explique M. St-Gelais. On passe dans une grille, un tamis, les gens. Est-ce qu'on a suffisamment d'éléments pour ouvrir une enquête? Dans ce cas-ci, on a jugé que ça ne passait pas la barre... Parce que M. Métivier et M. Petit ne donnent pas la même version des faits.»

Pourtant, il existe une note interne très explicite sur l'information privilégiée que M. De Grandpré a transmise à ses courtiers, MM. Métivier et Petit. La note rapporte la teneur de la rencontre que Paul Balthazard (patron des deux courtiers) a eue avec Jean De Grandpré à propos justement de l'information privilégiée communiquée à ses deux courtiers de RBC Dominion.

L'existence de cette note, que La Presse Affaires a obtenue copie, a été confirmée par la Banque Royale. La Banque Royale a même affirmé que ledit mémo avait été déposé à l'ACCOVAM, l'association des courtiers en valeurs mobilières. Cet organisme d'autorégulation a condamné le courtier Georges Métivier pour délit d'initié dans l'affaire De Grandpré, et ce, sur une transaction avortée et non rentable... L'AMF aurait également pris connaissance de ladite note sur l'information privilégiée de M. De Grandpré. N'étant manifestement pas au courant de l'existence de cette pièce maîtresse du dossier De Grandpré, Jean St-Gelais est resté bouche bée. La Presse Affaires l'a invité à en prendre connaissance! Selon les informations que son personnel lui a transmises, M. St-Gelais croit que M. De Grandpré avait une défense diligente. «Avec les tribunaux, le fardeau qu'ils nous donnent est assez élevé. Je ne dis pas ça pour défendre nos gens.»

L'AMF va-t-elle remplacer les termes «dans le cours des affaires» de son article 188 par les termes plus précis de l'article 76 de la loi ontarienne «dans le cours normal des activités commerciales» ? «Nous, on pense que l'article 188 est pareil. Notre interprétation de cet article nous donne les mêmes droits, les mêmes pouvoirs, les mêmes poignées que l'Ontario», dit-il. Comme l'AMF n'a jamais poursuivi un initié en vertu de l'article 188, le critique péquiste Jean-Martin Aussant a, lors de la Commission des finances publiques, suggéré au ministre des Finances, Raymond Bachand, de donner «plus de dents» à cet article sur l'information privilégiée.