Eric Rosenfeld. Le nom ne vous dit probablement rien, à moins que vous ne soyez un investisseur ou PDG averti. Et encore, les dirigeants d'entreprise ne veulent pas trop le connaître. Parce que si ce financier new-yorkais croise votre route, c'est un signe assuré que votre entreprise se trouve en eau trouble.

Eric Rosenseld vous appelle un beau matin? Cela signifie quatre choses:

a) Le titre de votre entreprise se languit en Bourse depuis un bon moment;

b) Sa firme d'investissement, Crescendo Partners, a accumulé assez d'actions en catimini pour réclamer la tenue d'une assemblée extraordinaire et orchestrer un putsch au conseil d'administration;

 

c) Vous ne perdrez peut-être pas votre job de PDG, mais disons que les teneurs de livre ne donnent plus cher de votre peau;

d) Revendue en totalité ou dépecée pour une vente à la pièce, votre entreprise ne survivra pas telle quelle à l'aventure.

Eric Rosenfeld est ce qu'on appelle poliment un investisseur activiste. Les méchantes langues le qualifieront plutôt de vautour.

«On nous dépeint souvent comme des gens qui sont pressés de revendre les entreprises pour faire une piastre rapide, mais ce n'est généralement pas le cas», proteste Eric Rosenfeld. Crescendo conserve ses placements deux ans et demi, en moyenne.

La firme survole le Canada depuis 15 ans à la recherche d'occasions, surtout dans les technologies de l'information.

Crescendo a brassé la cage chez Spar Aerospace (vendue à L3 Communications en 2001), chez Ad Opt Technologies (vendue à Kronos en 2004), chez Geac Computer (vendue à Golden Gate Capital en 2006), chez BCE Emergis (vendue à Telus en 2007). Et il récidive en ce moment chez Bridgewater Systems, un concepteur de logiciels d'Ottawa.

J'avais essayé d'interviewer Eric Rosenfeld il y a cinq ans pour un dossier sur les fonds d'investissements privés, qui sont généralement farouches, mais il avait décliné. L'occasion de le rencontrer s'est présentée la semaine passée, alors qu'il donnait une conférence à l'invitation de l'Institut de gestion des placements Goodman et de l'Association CFA Montréal.

Je n'ai rien perdu pour attendre, puisque Eric Rosenfeld a fait une présentation qui a marqué son auditoire. Pendant une quinzaine de minutes, ce drôle de zigoto a chanté et esquissé des pas de danse à la façon d'un chanteur de Broadway. Sur des airs de comédies musicales, Eric Rosenfeld a parodié les investisseurs institutionnels et les CA qui font mal leur boulot. Voilà 12 ans que cet Américain de 51 ans suit des leçons de chant, et il n'est apparemment pas question de gaspiller cet investissement...

Eric Rosenfeld a découvert le Canada en 1995. Il était l'un des actionnaires de DMR lorsque cette société-conseil de Montréal, convoitée par des géants informatiques, a été disputée à coups d'OPA. (Pour la petite histoire, c'est la société Amdahl qui a fini par damer le pion à BDM International et à IBM Canada.)

Pourquoi investit-il autant ici? Parce que, à l'en croire, le Canada est plus intéressant que les États-Unis pour les investisseurs activistes, même si les volumes de négociation en Bourse sont moins élevés.

Il est plus facile de réclamer la tenue d'une assemblée extraordinaire des actionnaires. En trois ou quatre mois, le tour est joué. Aux États-Unis, c'est plus long, de sorte que les administrateurs en place ont le temps de préparer leur défense.

Au Canada, les activistes échappent plus longtemps au radar puisque les investisseurs ne sont pas tenus d'annoncer leur participation avant d'avoir accumulé 10% des actions. Aux États-Unis, il faut dévoiler son jeu plus tôt (5% du capital).

Les dragées toxiques empoisonnent la vie des investisseurs activistes aux États-Unis, alors qu'elles sont moins létales au Canada, juge aussi Eric Rosenfeld. Lorsqu'une entreprise est placée devant à une offre d'achat non sollicitée, sa dragée toxique lui permet normalement de gagner du temps pour se valoriser d'une autre façon. Une entreprise peut ainsi appeler à sa rescousse un galant chevalier qui déposera une offre amicale. Mais aux États-Unis, on a dénaturé ce dispositif en l'assortissant d'émission d'actions très diluantes, empêchant dans certains cas les prises de contrôle hostiles.

«Au Canada, la démocratie d'entreprise règne!» note Eric Rosenfeld.

Crescendo fond sur les entreprises avec un fort potentiel mais qui sont sous-évaluées en Bourse. Elles sont légion, par les temps qui courent. Mais quelles sont les meilleures cibles?

Parfois, c'est une mauvaise équipe de direction qui coule une bonne entreprise. Parfois, l'entreprise est assise sur une montagne de fric et le reste de ses activités n'est pas apprécié à sa juste valeur. Dans ces cas, Crescendo préfère que l'entreprise soit liquidée avant que celle-ci ne soit tentée de claquer une fortune sur une mauvaise acquisition.

Puis, il y a les mauvaises divisions dont les résultats affreux masquent les activités en santé. «Ces entreprises font mieux lorsqu'elles sont vendues à la pièce», juge ce financier.

Mais ce qu'Eric Rosenfeld aime particulièrement, ce sont les actionnaires mécontents. Les ennemis de mes ennemis ne sont-ils pas mes meilleurs amis? Ainsi, certaines entreprises qui se savent impopulaires vont volontairement concéder des postes d'administrateurs à Crescendo plutôt que de «perdre du temps avec une bataille de procurations perdue d'avance, une grosse distraction».

«Mais on n'a pas peur de se battre s'il le faut», insiste Eric Rosenfeld.

Malheureusement pour ses «cibles» -mais heureusement pour les actionnaires de ces sociétés-, Crescendo est toujours en moyens, s'il faut croire Eric Rosenfeld. La crise financière n'a pas ralenti cette firme qui ne finance pas ses investissements par emprunt. Ses commanditaires, des investisseurs institutionnels, des banques étrangères, des fondations, des investisseurs fortunés, lui fournissent les capitaux dont elle a besoin.

Avis est donc donné aux entreprises décevantes: crise ou pas, Eric Rosenfeld ne sera pas moins là.