Tous les experts s'entendent: dans le budget qu'elle déposera demain à l'Assemblée nationale, la ministre des Finances, Monique Jérôme-Forget, ne pourra guère faire autrement que de déclarer un déficit pour l'exercice 2009-2010.

La récession a frappé avec beaucoup plus de sévérité que prévu. En temps de crise, il est normal que les administrations publiques augmentent leurs dépenses. Dans les conditions actuelles, un déficit est non seulement «inévitable, mais acceptable et même souhaitable» écrivait mon collègue Alain Dubuc dans La Presse d'hier.

Il y a cependant un problème.

Les finances publiques québécoises sont dans un état lamentable. Toutes proportions gardées, le Québec est la province canadienne qui traîne la plus lourde dette. Déclarer un déficit aura pour effet d'alourdir ce fardeau.

Normalement, si on accepte que le gouvernement augmente ses dépenses en temps de crise, quitte à créer un déficit, on doit aussi accepter le contraire: lorsque la prospérité est revenue, le gouvernement doit en profiter pour effacer le déficit, quitte à restreindre ses dépenses. C'est d'ailleurs ce qu'ont fait les autres provinces.

Si le Québec est mal pris aujourd'hui, c'est parce qu'il a traîné les pieds pendant trop longtemps, et cela vise autant les gouvernements péquistes que libéraux.

La petite histoire des finances publiques nous montre que les gouvernements sont toujours prêts à augmenter leurs dépenses en temps de crise, mais qu'ils continuent aussi de dépenser lorsque la croissance est revenue. Cela vaut pour Ottawa, cela vaut pour toutes les provinces.

Le cas du Québec est particulièrement éloquent.

En 1981-1982, le Québec, comme l'ensemble de l'Amérique du Nord, est victime de la pire récession depuis les années 30. En 1981, la contraction de l'économie québécoise atteint 3,6% en termes réels, c'est-à-dire en tenant compte de l'inflation. Les faillites et les mises à pied se multiplient, et le taux de chômage dépasse les 14% en 1982. C'est énorme.

Le ministre des Finances de l'époque, Jacques Parizeau, applique la recette classique. Il augmente ses dépenses à un point tel que le déficit atteindra 3,5 milliards en 1981. Du jamais vu, et de loin.

Voici ensuite ce qui s'est passé.

En 1983, la croissance revient, et l'économie québécoise connaîtra huit bonnes années, jusqu'à la récession de 1990-1991. Pendant cette période de prospérité, le Produit intérieur brut (PIB) nominal passe de 92 à 155 milliards, un bond de 68%. En ajustant les chiffres pour tenir compte de l'inflation, la progression demeure élevée, à 21%.

Or, pendant cette même période, tous les budgets déposés par les ministres des Finances, libéraux et péquistes confondus, tous, sans exception, seront lourdement déficitaires.

Entre 1983 et 1991, huit déficits successifs totaliseront 19 milliards. Le service de la dette, c'est-à-dire le paiement des intérêts, passe de 2,3 à 4,7 milliards. La dette nette du gouvernement québécois, qui se situait à 8,5 milliards avant la récession de 1981-1982, bondit à 15 milliards à l'issue de la récession. Et en continuant à accumuler les déficits en période de croissance, le Québec s'est retrouvé avec une dette de 46 milliards à l'aube de la récession de 1990-1991.

Selon la bonne vieille recette, le ministre Gérard D. Levesque ouvre les vannes, et déclare un déficit de 3 milliards en 1990 et un autre de 4,3 milliards (un nouveau record) l'année suivante.

On assiste alors à quelque chose de surréel. Une fois la croissance revenue, le gouvernement ne se préoccupe aucunement de revenir à l'équilibre, et les déficits deviennent de plus en plus monstrueux : 5 milliards en 1992, 4,9 milliards l'année suivante, 5,8 milliards (un autre record, enregistré par le ministre libéral André Bourbeau) en 1994.

En 1995, année référendaire, le ministre péquiste Jean Campeau déclare un autre énorme déficit de 3,9 milliards. La dette nette, à ce stade, dépasse les 60 milliards.

Or, en aucun temps, la conjoncture économique ne justifie une telle orgie de dépenses. Au contraire : en termes réels, le PIB québécois augmente de 6,5% entre 1993 et 1995. Ce n'est pas le Pérou, certes (encore que le Pérou...), mais c'est très loin de la récession.

Il a fallu 14 ans, entre la récession de 1981 et le budget Campeau de 1995, pour plonger les finances publiques québécoises dans un état de profond délabrement.

On connaît la suite : il faudra l'intervention du gouvernement Bouchard et de son énergique ministre des Finances Bernard Landry pour enfin atteindre l'équilibre, en 1998-1999.

Mais tous les Québécois se souviennent encore des sacrifices énormes qu'il a fallu consentir pour en arriver au déficit zéro.

Lorsqu'elle déposera son budget cet après-midi, la ministre Jérôme-Forget annoncera un déficit «inévitable, mais acceptable et même souhaitable». Compte tenu de la sombre expérience des récentes années, elle devra aussi se faire rassurante, nous dire quand et comment ce déficit temporaire sera éliminé.