Mercredi matin, 7h30, dans un hôtel au centre-ville de Montréal. Le brouhaha des conversations, le cliquetis de la vaisselle et de l'argenterie composent une lourde tapisserie sonore. Mais cela ne parvient pas à dissiper les brumes à ma table, où personne ne semble particulièrement matinal.

Avec un enthousiasme débordant, Duncan Stewart, directeur de la recherche en technologie, média et télécoms chez Deloitte & Touche, dévoile les prédictions 2009 de son cabinet comptable, projections à l'appui. Mais c'est seulement lorsqu'il lance sa première prophétie média que notre petite tablée se réveille comme sous l'impulsion d'une décharge électrique. «Un éditeur sur 10 mettra fin à son édition imprimée», claironne Duncan Stewart.

 

D'ici 12 mois? Mon voisin et moi échangeons un regard lourd sans mot dire. C'est Jean-Paul Gagné, éditeur «à vie» du journal Les Affaires, celui qui m'a confié mon premier article à la pige, voilà 16 ans.

Rencontré en marge de sa présentation, Duncan Stewart nuance son propos. «C'est pour l'Amérique du Nord et l'Europe de l'Ouest. Et on compte aussi les magazines là-dedans», précise-t-il.

«Ce serait un sur cinq que je ne serais pas surpris», poursuit-il toutefois. Si Duncan Stewart se voulait rassurant, c'est raté.

Depuis le temps que j'écris sur des entreprises et des industries qui basculent, emportées par des raz-de-marée, c'est à mon tour de me sentir comme une espèce en voie de disparition.

On pourrait penser, à tort, que cette transformation en profondeur de l'industrie, qui s'accélère en raison du ralentissement abrupt de l'économie, n'atteint que les plus faibles. Que la Tribune Company, qui édite des titres aussi prestigieux que le Chicago Tribune et le Los Angeles Times, se mette à l'abri de ses créanciers pour se restructurer, peu s'en étonneront.

Le promoteur immobilier Sam Zell a claqué une fortune, soit 8,2 milliards de dollars américains, pour racheter et privatiser l'entreprise au sommet du marché. Ainsi, cet éditeur était-il lourdement endetté lorsque le marché publicitaire a tourné, victime collatérale des malheurs des constructeurs de Detroit.

Mais cette vague de fond ne touche pas seulement les journaux mal en point. Fondé en 1863, le Seattle Post-Intelligencer est l'un des deux quotidiens de cette métropole de l'État de Washington, qui compte 3,3 millions d'habitants. Ce journal de qualité n'est pas endetté, mais a perdu 14 millions en 2008, selon son propriétaire, Hearst Corporation.

Ainsi, Hearst a mis le couteau sur la gorge de la rédaction, il y a deux semaines. Si le journal n'est pas vendu d'ici deux mois, il sera uniquement publié en ligne avec un effectif réduit, sinon carrément fermé.

Jusqu'ici, le Canada a été relativement épargné parce que son marché publicitaire a été moins durement touché par le ralentissement. Mais il serait naïf de croire que les journaux canadiens échapperont complètement à cette petite révolution qui s'opère dans les médias.

Se réinventer. Changer les façons de faire. Ce sont là les mots d'ordre devenus clichés à force d'être répétés. Mais c'est beaucoup plus difficile à faire qu'à dire. Aussi les éditeurs cherchent-ils tous, à tâtons, la formule magique.

À compter d'avril, le Christian Science Monitor n'imprimera plus son journal de semaine. Le Monitor publiera toutefois un magazine de fin de semaine. Ce journal national qui a déjà remporté sept prix Pulitzer (les Oscars du journalisme) aura ainsi les moyens de conserver ses huit bureaux à l'étranger. (À noter qu'il s'agit déjà d'un journal à but non lucratif, puisqu'il appartient à une église, ce qui en fait une curiosité dans l'industrie.)

La Tribune Co. vient d'annoncer que son vaisseau amiral, le Chicago Tribune, sera publié en format tabloïd en kiosque, mais conservera son grand format pour les abonnés. Cela permet d'abaisser les coûts de papier, un poste budgétaire important. Toutefois, les revenus pourraient aussi en pâtir puisque les publicités sont vendues à la ligne. Ainsi, une pleine page tabloïd est moins coûteuse qu'une page entière dans un journal grand format, même si les deux annonces ont sensiblement le même impact.

Bref, il y a toutes sortes d'innovations dans la présentation du contenu. Le problème, c'est que les revenus ne suivent pas. Les éditeurs tirent encore plus de 90% de leurs revenus publicitaires, en moyenne, de l'imprimé.

Ainsi, les groupes de presse n'auront pas le choix de revoir toute leur tarification. Faudra-t-il facturer plus pour la version papier, puisque les lecteurs qui avaient à déserter l'ont déjà fait? Les abonnés qui tiennent à recevoir leur journal sur leur perron changeront-ils leurs habitudes? Les journaux devront-ils mettre fin à la gratuité de leur site internet? Offrir les nouvelles d'agence et vendre à forfait les dossiers, analyses et chroniques?

C'est tout le modèle d'affaires qu'il faut repenser. Ici, d'ailleurs, il y a un risque de dérapage.

Est-ce que les rédactions sérieuses verseront dans l'insolite ou le vedettariat pour accroître leur lectorat, qui est mesuré avec une précision implacable? (Combien d'articles pouvons-nous nous farcir sur Paris Hilton, Britney Spears ou Julie Couillard, je me le demande?) Bref, les journaux perdront-ils leur âme pour succomber à la dictature du clic? Ou est-ce qu'un journal peut avoir un dédoublement de sa personnalité sur le web?

Chose certaine, jamais on n'a eu autant besoin des efforts conjugués d'une rédaction sérieuse pour comprendre le monde. La crise financière ne s'appréhende pas avec un topo d'une minute et demie ou même une nouvelle d'agence désincarnée. La guerre à Gaza non plus. Il faut de la perspective, de la profondeur. Et avec tout le tapage sur internet, il faut des éditeurs crédibles pour faire le tri dans ces océans d'informations inutiles.

Comment tout cela finira-t-il? Je n'ai pas la réponse.

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