L'Américain Jerry Zucker a fait grand bruit, en 2005 et en 2006, lorsqu'il a mis la main de haute lutte sur la vénérable Compagnie de la Baie d'Hudson.

L'Américain Jerry Zucker a fait grand bruit, en 2005 et en 2006, lorsqu'il a mis la main de haute lutte sur la vénérable Compagnie de la Baie d'Hudson.

Sa mort d'un cancer du cerveau, samedi dernier, a mis en lumière à quel point ce self-made-man de la Caroline-du-Sud s'était retiré de l'avant-scène.

Vrai, Jerry Zucker a privatisé le détaillant qui chapeaute les magasins La Baie, Zellers et Déco Découverte. Le détaillant n'avait plus besoin de communiquer ses résultats et, de ce fait, n'avait pas de rendez-vous fixe avec la presse financière. Mais cet effacement traduit aussi une absence quasi totale d'effervescence.

Jerry Zucker, qui a bâti sa fortune en achetant et en revendant des entreprises de produits chimiques et textiles - dont la défunte Dominion Textile - s'était donné pour mission de sauver le grand magasin.

D'aucuns le considèrent comme une espèce en voie de disparition. Peut-être a-t-il révolutionné la gestion des inventaires ou des achats. Mais à part le déménagement du siège social de Toronto, les changements qu'il a opérés chez La Baie, le vaisseau amiral de l'entreprise, sont presque invisibles à l'oeil nu.

C'était l'impression que je m'étais forgée au gré de visites inopinées chez La Baie depuis deux ans. Opinion qui s'est renforcée lorsque je suis allée faire un tour au grand magasin de la rue Sainte-Catherine Ouest, lundi après-midi.

La Catherine est la grande rue marchande de Montréal. Aussi le magasin La Baie se doit-il d'être une vitrine impeccable de la chaîne. C'est tout sauf ça.

La devanture, assombrie par une vieille marquise, n'a pas été rafraîchie. La porte tournante exiguë ne semble pas avoir été huilée depuis deux ans, à en juger le gros cerne de rouille au sol. Les tuiles du plancher sont ébréchées. Bref, cela regarde mal.

Quelques stands de cosmétiques se sont ajoutés, mais c'est dans l'ordre des choses. Plus loin, un bijou en argent et en bois accroche mon regard dans un présentoir fermé à clef.

Je mets de longues minutes avant de repérer une vendeuse. La dame est toutefois d'une très grande gentillesse et serviabilité, comme tous les commis croisés cette journée-là.

Je prends l'escalator pour explorer les étages. Mais plus on monte, plus le niveau descend, sauf peut-être à l'étage des meubles qui a été rénové.

Au deuxième, consacré à la mode féminine, il n'y a aucune surprise pour titiller la shoppeuse. Il n'y a pour l'essentiel que des marques convenues. Pourtant Zucker avait ambitionné de faire de La Baie un magasin plus haut de gamme.

Certaines cabines d'essayage du 2e sont poussiéreuses. Mais c'est toujours mieux qu'à l'étage de la braderie, au 7e, où une vieille gomme était collée bien en vue sur l'avertissement contre le vol à l'étalage.

Pis, le magasin a par endroits des allures de bric-à-brac. Des présentoirs de cartes de voeux se trouvent au milieu des serviettes au département de la literie. Pourtant, il ne faut pas être un génie du commerce de détail pour savoir que personne ne grimpera quelques étages pour acheter une carte d'anniversaire à un collègue de bureau.

Le comble, c'est le 5e étage, consacré aux jouets, aux vêtements pour enfants et, bizarrement, aux prothèses auditives. Les tapis sont tachés et élimés. Les jouets traînent épars par terre et il n'y a aucun commis en vue.

On pourrait y filmer une suite du film d'horreur Chucky. C'est sans parler des présentoirs de livres, dont cette biographie de Cléopâtre. Pourquoi La Baie joue-t-il encore les libraires?

Une visite des magasins La Baie vient conforter la théorie selon laquelle Jerry Zucker et ses gestionnaires du Intertech Group ont uniquement acquis la Compagnie de la Baie d'Hudson au coût de 1,1 milliard de dollars pour ses propriétés immobilières.

Ces propriétés valaient 770 millions de dollars en 2005, d'après l'évaluation qui avait été faite à l'époque par la firme Marchés mondiaux CIBC. Propriétés qui n'ont certainement pas perdu de valeur depuis deux ans.

Tous les yeux sont maintenant rivés sur Anita Zucker, la veuve de Jerry Zucker qui a pris le relais comme «gouverneure» chez HBC. Même si elle a professé son attachement envers le détaillant fondé en 1670, l'engagement d'Intertech soulève maintenant des doutes. Et les spéculations de vente vont bon train.

Est-ce que le détaillant américain Target saisira l'occasion pour débarquer au Canada en achetant les meilleurs sites de Zellers et de La Baie? Target pourrait faire un malheur au pays avec ses fringues bon chic bon genre peu coûteuses.

Les rumeurs d'une expansion au Canada qui courent depuis plusieurs années sont tenaces, même si Target dément tout intérêt pour une telle aventure. «Nous avons encore beaucoup de potentiel de croissance aux États-Unis», dit sa porte-parole Anna Goeppinger.

Est-ce que Sears Canada, contrôlée par le financier américain Ed Lampert, pilotera une acquisition défensive? Pour prévenir l'entrée éventuelle de Target ou d'un autre détaillant et pour réduire la concurrence au pays?

Les analystes s'entendent pour dire que les grands magasins généralistes occupent un espace commercial trop vaste, problème qui risque seulement de s'accentuer avec le ralentissement de l'économie.

Chose certaine, faute de temps ou de talent, Jerry Zucker n'aura pas réussi à sauver le grand magasin de l'obsolescence.