Non mais, pensez-y: 4,9 milliards d'euros ou, si vous préférez, 7,3 milliards de dollars. Essayez donc de brûler autant d'argent sans que personne ne s'en rende compte. C'est vraiment du grand art!

Non mais, pensez-y: 4,9 milliards d'euros ou, si vous préférez, 7,3 milliards de dollars. Essayez donc de brûler autant d'argent sans que personne ne s'en rende compte. C'est vraiment du grand art!

Une question s'impose d'instinct: comment les patrons de la Société Générale n'ont-ils pu rien voir?

Il faut comprendre qu'à côté de cela, les mésaventures du courtier Nick Leeson, qui a perdu 1,3 milliard US en spéculant sur la Bourse japonaise au milieu des années 90, entraînant dans sa chute la vénérable banque Barings, sont de la petite bière anglaise.

C'est l'une des plus grandes pertes de négociation illicite de l'histoire bancaire. Une histoire riche, même si vous en entendez rarement parler. Pourtant, tous les enquêteurs privés et juricomptables vous le diront.

Les banques, les sociétés de crédit et autres entreprises avec de forts mouvements de trésorerie sont des terreaux fertiles pour les fraudeurs et négociateurs délinquants.

Il n'y a qu'une minorité de gens qui soient foncièrement malhonnêtes et une minorité de gens qui soient invariablement honnêtes. Pour la majorité, tout dépend des circonstances...

Comme des enfants laissés seuls dans un magasin de bonbons, certains n'hésiteront pas à s'en mettre plein les poches - surtout s'ils sont persuadés d'échapper à la caméra de sécurité.

Les banques et autres institutions financières n'en parlent jamais, parce que cela saperait la confiance de leurs clients, leur actif le plus précieux. Elles ont peut-être raison.

«Je ne vois pas pourquoi je laisserais mon argent dans une banque qui ne sait pas comment gérer son argent», remarquait jeudi un Français de la rue sur les ondes de Radio-Canada.

C'est pourquoi les banques avalent généralement leurs pertes et étouffent les scandales plutôt que d'alerter les policiers et d'ébruiter leurs affaires en société.

Mais voilà, un trou de 4,9 milliards d'euros - qui s'est aggravé du fait que la Société Générale a dû couvrir ses positions en pleine débandade boursière -, c'est difficile à cacher.

Jérôme Kerviel a réussi à déjouer tous les contrôles internes de la Société Générale. Ce courtier en produits dérivés de 31 ans avait une connaissance «aussi intime que perverse» des procédures, a justifié la deuxième banque de France.

Jérôme Kerviel aurait agi seul et n'aurait pas bénéficié directement de la fraude, a indiqué le PDG de la Société Générale, Daniel Bouton.

Détenteur d'une maîtrise en finance de l'Université de Lyon, où il s'était spécialisé dans l'organisation et le contrôle des marchés financiers (!), Jérôme Kerviel aurait dépassé ses limites de négociation et pris de grandes positions sur les indices boursiers européens en 2007 et en 2008.

Il aurait dissimulé ses activités grâce à des transactions fictives.

L'histoire de Jérôme Kerviel ressemble à s'y méprendre à celle de Nick Leeson, qui cachait ses pertes de négociation dans un compte secret.

De son bureau de Singapour, le jeune courtier de 28 ans réclamait de plus en plus d'argent de Londres pour tenter de se refaire. Mais au lieu de couvrir ses pertes, il aggravait son cas, comme un homme qui se débat dans du sable mouvant.

C'est le tremblement de terre de Kobe le 17 janvier 1995 qui l'a achevé.

Comme la Société Générale le fait aujourd'hui, la Barings a expliqué que Nick Leeson avait agi seul et qu'il avait habilement caché son stratagème à ses supérieurs.

Mais si Nick Leeson avait autant de liberté à l'époque, c'est qu'il avait connu le succès. Ainsi, en 1993, ses transactions avaient rapporté plus de 10 millions de livres. Il est beaucoup plus facile de fermer les yeux lorsque tout va bien.

La société Enron a elle aussi fait preuve du même aveuglement. Au milieu des années 80, deux de ses courtiers en pétrole avaient dépassé sans vergogne leurs limites de négociation. Et ils s'étaient emplis les poches.

Informé de leurs agissements, le conseil d'administration d'Enron leur avait passé un savon. Mais il ne les avait pas renvoyés! C'est qu'Enron avait profité de ces transactions...

Ils ont ainsi recommencé de plus belle jusqu'à ce qu'ils exposent Enron à une perte de 1 milliard de dollars! Un cadre dépêché en pompier a réussi à bluffer le marché et à réduire leur perte à «seulement» 140 millions US...

Est-ce que tout allait trop bien à la Société Générale pour qu'on suive attentivement les transactions de Jérôme Kerviel?

Dans son numéro de janvier, la revue spécialisée Risk a justement sélectionné la Société Générale comme la firme de l'année dans la négociation de produits dérivés sur actions!

En dépit de la crise du crédit, la Société Générale n'a pas essuyé de grandes pertes avec les produits dérivés, a vanté le magazine.

Elle a même innové en lançant des produits structurés sur actions qui permettaient de profiter de la volatilité de marchés.

«Pour moi, il était plus important d'être là pour nos clients que de s'inquiéter des moins-values latentes sur quelques-unes de nos positions de négociation. Notre réputation vaut plus que les pertes que nous pourrions essuyer durant un mois donné», a expliqué à la revue Risk Christophe Mianne, grand patron des activités de courtage à la division de banque de financement et d'investissement.

À ce titre, Christophe Mianne était le grand patron de Jérôme Kerviel.

Aujourd'hui, la Société Générale a perdu sa belle réputation et l'essentiel de ses profits de 2007.

Elle vient de congédier «toute la ligne hiérarchique de supervision» au-dessus de Jérôme Kerviel - sauf Daniel Bouton, dont le conseil a refusé la démission.

Mais le mal est fait. Moody's a décoté d'un cran l'institution financière, avec perspectives négatives, en raison des «sérieux manquements dans la chaîne de contrôle de ses activités" et des répercussions "sur sa marque et sa réputation».

Peut-être que quelqu'un aura la gentillesse d'envoyer à Daniel Bouton un exemplaire du dernier bouquin de Nick Leeson, qui s'est recyclé en conférencier. Il s'intitule Back from the Brink: Coping with Stress...