Est-ce un scénario fictif, l'achat du conglomérat BCE par le célèbre fonds d'investissement privé Kohlberg Kravis Roberts? Ou est-ce que les desseins secrets du prétendant américain ont été ébruités prématurément?

Est-ce un scénario fictif, l'achat du conglomérat BCE par le célèbre fonds d'investissement privé Kohlberg Kravis Roberts? Ou est-ce que les desseins secrets du prétendant américain ont été ébruités prématurément?

Chose certaine, la rumeur sur cette transaction de l'ordre de 25 milliards de dollars a eu l'effet d'une bombe d'un bout à l'autre du pays hier. Rares sont les entreprises de 127 ans. Rares sont les sociétés aussi emblématiques du Canada. Il y avait la Compagnie de la Baie d'Hudson, la brasserie Molson, et toutes deux ont été avalées par des Américains...

L'entreprise américaine Ameritech, rachetée par SBC, a déjà détenu une participation de 20% dans Bell Canada. Mais qu'un raider new-yorkais ravisse l'ensemble de ce conglomérat qui domine les industries des télécoms et des communications au pays est autrement plus sérieux. Surtout pour Montréal, où se trouve le siège social de BCE.

BCE a beau démentir les informations publiées hier par le quotidien The Globe & Mail, il reste qu'un débat sur la propriété étrangère des entreprises canadiennes s'impose de toute urgence. Surtout que la vague de fusions et d'acquisitions déferle, sous l'impulsion des fonds d'investissement privés qui disposent de capitaux en apparence illimités. Et que les rumeurs abondent.

Il y a deux semaines, par exemple, c'était au tour d'Alcan de se retrouver au coeur des spéculations. Le groupe brésilien Companhia Vale do Rio Doce (CVRD), celui-là même qui vient d'acquérir la société torontoise Inco pour 20 milliards de dollars, lorgnerait le producteur d'aluminium de Montréal!

Impossible, dites-vous. Détrompez-vous. «Les fonds d'investissements privés continuent de grossir, et aucune entreprise canadienne n'est assez imposante pour se trouver hors de leur portée», affirme Ed Giacomelli, directeur de la banque d'affaires Crosbie & Company. En clair, les milliardaires sont une espèce menacée.

Cette firme torontoise compile des données sur les fusions et acquisitions qui impliquent des entreprises canadiennes. Or, les statistiques des cinq dernières années ont de quoi préoccuper.

Traditionnellement, les entreprises canadiennes achètent beaucoup plus d'entreprises à l'étranger (surtout aux États-Unis) qu'inversement. Le hic, c'est que les entreprises acquises par les groupes canadiens sont plus petites, en moyenne, que les sociétés canadiennes qui sont ravies par des intérêts étrangers.

En 2002, en 2003, en 2004, le Canada sortait gagnant du jeu international des fusions et des acquisitions, c'est-à-dire que la valeur des entreprises étrangères acquises surpassait celle des entreprises canadiennes vendues. Mais ce n'était plus le cas en 2005 et en 2006. Pis, l'écart se creuse à toute vitesse.

L'année dernière, le Canada a acquis 456 sociétés à l'étranger, des transactions totalisant 69,8 milliards de dollars, révèle Crosbie & Co. Or, pendant ce temps, des groupes étrangers mettaient la main sur 123 entreprises canadiennes qui valaient 102,4 milliards de dollars.

Tandis que nous achetons des PME, ce sont nos multinationales, nos «championnes» qui tombent aux mains d'intérêts étrangers. Or, toutes les entreprises ne sont pas égales.

Vrai, l'emploi ne diminue pas de façon significative dans les sièges sociaux acquis par des intérêts étrangers, a révélé une étude récente de Statistique Canada. Mais les grandes entreprises ont un rayonnement qui dépasse largement leurs murs.

Elles font vivre des consultants, des agences de pub, etc. Elles font des dons au Théâtre du Nouveau Monde, à l'Orchestre symphonique de Montréal ou au Musée d'art contemporain de Montréal. Peut-être que les nouveaux propriétaires contribueraient symboliquement aux levées de fonds, mais ils seront beaucoup plus attachés à leurs institutions qu'aux nôtres.

Faut-il protéger les champions de l'économie canadienne? Et si oui, comment? Par une utilisation plus musclée de la Loi sur Investissement Canada? Par le maintien ou la création des limites sur la propriété étrangère?

Ceux qui s'opposent à de telles mesures font valoir à juste titre que nos partenaires commerciaux grinceront des dents. Et que cela risque de nuire aux entreprises canadiennes qui veulent faire des acquisitions à l'étranger.

Mais il faut voir que plusieurs juridictions limitent déjà les investissements étrangers, et il ne s'agit pas seulement de l'Inde ou de la Chine. C'est le cas de la France.

En 2004, le gouvernement français était intervenu pour sauver le " patrimoine industriel " de l'Hexagone. Il avait arrangé le mariage des sociétés pharmaceutiques Sanofi-Synthélabo et Aventis, pour empêcher cette dernière de tomber sous la coupe de son rival suisse Novartis.

En 2005, toute la classe politique française jusqu'au président Jacques Chirac était montée au créneau pour soutenir Danone contre un éventuel raid de Pepsi.

Même les États-Unis, les soi-disant champions de la libre entreprise, interviennent pour protéger leurs intérêts. En 2005, par exemple, Washington a réussi à faire avorter l'achat, par la China National Offshore Oil Corp., de la société énergétique Unocal, de Californie.

Il était considéré dans l'intérêt national de protéger ses réserves «stratégiques» de pétrole et de gaz contre toute mainmise étrangère.

Bref, le Canada serait loin d'être le seul à protéger ses multinationales, surtout dans le secteur des télécommunications. Aussi, le ministre Maxime Bernier devrait réfléchir longuement avant d'ouvrir toute grande la porte de cette industrie canadienne, comme il se proposait de le faire récemment à la suggestion de comités consultatifs et de nombreux lobbyistes de l'industrie.

L'industrie canadienne des télécoms manque-t-elle réellement de capitaux pour assurer sa croissance avec la limite de 46,7 % imposée sur la propriété étrangère?

Est-ce que l'ouverture au capital étranger se traduira vraiment par une concurrence accrue qui profitera aux consommateurs? Ou est-ce une façon de récompenser les dirigeants des entreprises qui ont autrement échoué à faire grimper les titres de leurs entreprises en Bourse?

Vivement un débat de fond.