La déroute d'une institution aussi ancienne et respectée que Lehman Brothers, catastrophe inconcevable il y a encore quelques années, n'est que le développement le plus récent dans la pire crise économique et financière à frapper les États-Unis depuis la Grande Dépression des années 30.

La déroute d'une institution aussi ancienne et respectée que Lehman Brothers, catastrophe inconcevable il y a encore quelques années, n'est que le développement le plus récent dans la pire crise économique et financière à frapper les États-Unis depuis la Grande Dépression des années 30.

Prix de consolation: malgré la gravité de la situation, celle-ci n'a rien à voir avec la Grande Dépression. Au pire de la crise, en 1933, le taux de chômage américain se situait à 25,2%.

Mais ce chiffre est calculé sur la population active, et ne tient pas compte de tous les chômeurs découragés qui ne se donnent même plus la peine de chercher un emploi.

Dans les faits, près de 40% des ménages américains vivaient dans la misère. En 1933, le produit intérieur brut (PIB) américain avait reculé de 33% par rapport à son niveau de 1929; pendant la même période, les exportations ont reculé de 63%. Nous sommes bien loin d'une telle catastrophe en 2008.

Entre cette grande dépression et aujourd'hui, l'économie américaine a été secouée par plusieurs séismes. Aucun, cependant, n'atteint l'ampleur de la crise actuelle. Revoyons quelques-unes de ces perturbations.

> La spirale inflationniste des années 70. Dans les années 50 et 60, les États-Unis connaissent une longue période de forte expansion économique. Des millions de ménages, pour la première fois, peuvent accéder à la propriété. En 20 ans, la production automobile quadruple.

Cette surchauffe entraîne, a début des années 1970, une inflation à deux chiffres. Les pensions n'étant pas indexées, les retraités s'appauvrissent mois après mois, tandis que les petits épargnants voient la valeur de leurs placements fondre comme un glaçon dans l'eau bouillante. L'inflation sera finalement vaincue, mais il a fallu y mettre le prix: le président Nixon impose en effet un impopulaire gel des prix et des salaires.

> La récession de 1981-1982. L'économie américaine a connu plusieurs récessions depuis les années 50 (1953, 1974, 1979), mais celle de 1981-1982 sera, de loin, la plus dure. Les faillites se multiplient dans les grands secteurs industriels (automobile, acier). Des millions d'Américains perdent leur emploi; le chômage grimpe à 10,3%. Du jamais vu depuis la Grande Dépression.

Mais l'économie se recycle rapidement: les Américains sont les premiers à prendre le virage technologique, à miser sur la mondialisation et à comprendre l'importance des fusions et acquisitions. La récession prend fin au printemps 1982 et le chômage recule rapidement. En janvier 1989 (fin de l'administration Reagan), le taux de chômage n'est plus que de 5,4%.

> Le krach boursier de 1987. Le lundi 19 octobre, l'indice Dow Jones s'effondre. Le recul est le pire depuis le célèbre "Mardi noir" d'octobre 1929. Les dégâts financiers sont considérables, mais tous les autres indicateurs sont au beau fixe: croissance économique, dépenses des ménages, mises en chantier, taux d'activité et de chômage, indice de confiance des consommateurs et des entreprises. En fait, malgré l'effondrement des cours boursiers, les États-Unis s'apprêtent à vivre l'une de leurs plus longues et plus fortes périodes d'expansion économique.

> La crise des Savings&Loan (1985-1989). Jusqu'à aujourd'hui, on pouvait penser avec raison que la crise des institutions d'épargne et de crédit, qui éclate en 1985 avec la faillite d'une banque de l'Ohio, était la plus grave depuis la Grande Dépression. C'est, si l'on veut, un avant-goût de la crise actuelle.

Dans les deux cas, la crise découle de l'imprudence des institutions, qui ont accumulé les mauvaises créances hypothécaires en misant sur la hausse éventuelle des prix immobiliers. À la différence de la crise actuelle, cependant, celle des Savings&Loan a largement épargné les grandes institutions financières américaines.

N'empêche: au total, 747 Savings&Loan Associations seront mises en faillite, et cela entraînera des pertes évaluées à 160 G$. C'est énorme, mais c'est peu à côté des 510 milliards engloutis dans la crise actuelle, sans compter les 100 milliards avancés pour venir à la rescousse de Freddie Mac et Fannie Mae. Et le bilan des dégâts est loin d'être complet.

Fait révélateur: à l'époque, le gouvernement américain a épongé la majeure partie des pertes des Savings&Loan, soit 125 G$. C'était presque encourager les prêteurs hypothécaires à continuer leurs pratiques téméraires: continuez de prêter à n'importe qui, le gouvernement sera là pour vous dépanner si cela tourne mal!

> La faillite d'Orange County, en 1994. Les États américains sont divisés en comtés, ou counties, qui ont des pouvoirs de taxation et qui doivent financer d'importantes dépenses. Or, il se trouve que le trésorier du riche et populeux comté d'Orange, en Californie, s'est servi des fonds publics pour spéculer à la Bourse.

Lorsque la banque a réclamé le paiement d'une créance de 1,2 G$, le comté s'est retrouvé incapable de payer, et a dû déclarer faillite. En tout, 2 G$ de fonds publics ont été perdus dans l'affaire, et le comté a du licencier plus de 3000 employés. La somme en cause n'est pas énorme si on la compare aux pertes des Saving&Loan, mais l'affaire a causé une frousse majeure aux États-Unis.

> Les scandales de l'été 2002. Nous entrons ici dans le domaine du sordide. À l'été 2002, on apprend que la haute direction du courtier en énergie Enron a falsifié les états financiers de l'entreprise, avec la complicité d'un des bureaux de comptables les plus respectés du pays, Arthur Anderson.

Puis les enquêtes de la Securities and Exchange Commision (SEC) déterrent les scandales à la pochetée: WorldCom, HealthSouth, Adelphia, Tyco, QWest, pour ne nommer que ceux-là. Ces scandales auraient pu provoquer une crise de confiance majeure, mais les autorités ont réagi avec vigueur: loi Sabarnes-Oxley sur la bonne gouvernance, pouvoirs accrus à la SEC, arrestations, accusations.

Les États-Unis ont réussi à surmonter toutes ces perturbations, comme ils réussiront certainement à surmonter la crise actuelle. Toutefois, celle-ci est d'une telle ampleur (au-delà des déboires de Lehman, Fannie Mae ou Freddie Mac, il faut se rappeler que des centaines de milliers d'Américains moyens ont perdu leur maison) que le système financier américain ne pourra faire autrement que d'en tirer des leçons.

Parmi l'avalanche de commentaires publiés hier, je retiens comme mot de la fin celui-ci, de Peter Morici, professeur d'économie à l'Université du Maryland: "Tôt ou tard, dit-il, à mesure que les dominos continueront de tomber, apparaîta la nécessité de revenir aux normes plus conservatrices d'il y a 10 ou 20 ans. C'est alors seulement que la crise se résorbera et que l'économie retrouvera sa vitesse de croisière."