Quelle mouche a piqué la Société générale de financement (SGF)? Après avoir investi 158 M$ US dans les maisons de production Lionsgate et Dark Castle, voilà qu'elle en remet 100 M$ dans la distribution de films.

Quelle mouche a piqué la Société générale de financement (SGF)? Après avoir investi 158 M$ US dans les maisons de production Lionsgate et Dark Castle, voilà qu'elle en remet 100 M$ dans la distribution de films.

N'a-t-elle pas rien appris des aventures de la Caisse de dépôt et placement du Québec, qui est rentrée d'Hollywood avec un sac de papier sur la tête après avoir claqué 300 M$?

Vrai, ces investissements de la SGF attireront un siège social et créeront des milliers d'emplois dans une cité cinématographique qui a connu ces dernières années une certaine désaffection des grands studios américains.

Mais est-ce que la SGF a mis de côté la prudence que Pierre Shedleur avait réinstaurée à son arrivée en 2004? Bref, doit-on se préparer à un autre Gaspésia?

Chez les collègues de l'économie, c'est la réaction qui est venue d'instinct lorsque la SGF a annoncé qu'elle prenait le contrôle d'Alliance Films. Il s'agit de la division de distribution de la société torontoise Alliance Atlantis qui vient elle d'être rachetée par le groupe médias CanWest Global Communications et la banque d'affaires américaine Goldman Sachs.

Les résultats d'Alliance Films n'ont d'ailleurs rien de rassurant. Oublions 2007, durant laquelle le distributeur a été distrait par le changement de propriété, et considérons sa performance depuis trois ans.

Ses revenus ont chuté, passant de 512 millions en 2004 à 416 millions en 2006. Le bénéfice d'exploitation a reculé encore plus rapidement, tombant de 73 millions en 2004 à 31,5 millions en 2006.

De sorte que la marge bénéficiaire a constamment reculé en trois ans, de 14,3% en 2004 à 7,6% en 2006. Ainsi, Alliance, qui a longtemps prétendu au titre de premier distributeur, ne se définit plus que comme un leader au Canada.

Est-ce à dire que Alliance Films est en chute libre? Non. En fait, c'est l'année 2004 qui a été exceptionnelle et cela tient à une chose, la trilogie du Seigneur des anneaux.

Les résultats en dents de scie du distributeur illustrent toutefois à merveille le côté un peu aléatoire de cette industrie.

Tout dépend de la quantité et de la qualité des films qui sortent en salle puis, ensuite, en DVD, d'où les distributeurs tirent plus de la moitié de leurs revenus.

En effet, le cinéma, qui représente 20% des revenus d'Alliance, sert de vitrine. Le reste vient des ventes à la télévision qui reposent sur le catalogue de 4700 titres.

Tout dépend donc du flair du producteur qui court les festivals. Et de ses relations, autant avec les producteurs qu'avec les propriétaires de cinéma, qui choisissent les films qui seront à l'affiche à Noël et en été.

Alliance Films détient un as dans son jeu. C'est Victor Loewy, l'homme qui a cofondé le distributeur en 1972 avec un copain de l'université McGill, Robert Lantos.

Les deux avaient convaincu l'association étudiante de présenter au ciné-club les meilleurs films du New York Erotic Film Festival!

Victor Loewy se tient loin des projecteurs. Ce self-made-man de 61 ans a pourtant tout d'une star. Né à Bucarest, il a émigré à Montréal avec sa mère à 18 ans. Il a appris l'anglais en écoutant la télé américaine.

Sans le sou, il a nettoyé les toilettes d'une usine de jeans avant de retourner sur les bancs d'école étudier l'économie et l'allemand, a-t-il raconté en 1993 dans une rare entrevue à The Gazette.

Son habileté à repérer de grands films d'auteur comme Leolo a assuré le succès de Vivafilms, qui a porté les noms d'Alliance Vivafilm et de Alliance Atlantis, au gré des fusions.

Pour tout dire, le producteur américain NewLine a menacé de rompre son contrat d'exclusivité avec Alliance à l'été de 2006 lorsque Victor Loewy a démissionné pour protester contre le renvoi de hauts dirigeants.

NewLine s'appuyait sur une rare clause de «l'homme clef». Comme les films de ce studio assurent près de 15% des revenus du distributeur, Alliance a fait un pont en or à Victor Loewy pour qu'il rentre au bercail.

La SGF s'est d'ailleurs assurée que Victor Loewy soit bien attaché à Alliance Films, précise Yves Bourque, le vice-président principal de la SGF qui a piloté ses investissements en cinéma.

Victor Loewy a beau avoir du flair, le business reste risqué. Pour un film qui connaît un grand succès, il y en a 10 qui font leurs frais ou qui sont carrément déficitaires. C'était le cas de Québec sous ordonnance, le récent documentaire de Paul Arcand, avec lequel Alliance a perdu les 600 000 dollars investis en mise en marché.

«En sortant un grand nombre de titres, ce qu'on appelle l'approche portfolio, nous sommes moins à la merci des échecs commerciaux», dit Patrick Roy, grand patron d'Alliance Films au Québec.

La concurrence pour l'achat des meilleurs films, le nerf de la guerre, s'est aussi accentuée cet automne. Le vieil ami de Victor Loewy, Robert Lantos, a lancé en août sa propre société de distribution, Maximum Films.

Quant au rival Films Séville, il dispose de plus grands moyens depuis qu'il est passé dans le giron de la société torontoise Entertainment One, filiale du Entertainment One Group qui se transige au marché alternatif de la Bourse de Londres (AIM).

Sa division cinéma est présidée par Patrice Théroux, l'ex-président de la division distribution d'Alliance Atlantis dont le congédiement avait provoqué la démission de Victor Loewy. Petit monde!

C'est sans parler du spectre de Steve Jobs qui plane sur cette industrie en proie elle aussi à la révolution numérique.

Apple ne peut pas court-circuiter les distributeurs mais peut rivaliser contre eux pour l'achat des droits des films.

Au Canada, Alliance Films n'a plus de place pour grandir. Elle ne peut que défendre sa part du marché. Pour croître, elle doit regarder du côté de l'Europe, où la distribution est très fragmentée.

Or, c'est loin d'être facile de percer un marché lointain, comme Atlantis l'a appris à la dure en Espagne. Dans ce pays, les ventes de DVD sont presque inexistantes et le piratage est un fléau.

Bref, il y a moyen de faire de l'argent en distribution, même beaucoup, comme il y a moyen de connaître des résultats franchement médiocres. Dans le contexte, le 10% de rendement attendu par la SGF est aussi atteignable qu'il n'est pas assuré.