Appelez cela du nationalisme canadien si vous voulez, mais pourquoi faut-il que le procès de Conrad Black s'ouvre à Chicago et non à Toronto?

Appelez cela du nationalisme canadien si vous voulez, mais pourquoi faut-il que le procès de Conrad Black s'ouvre à Chicago et non à Toronto?

Les Américains, direz-vous, ont un meilleur sens du spectacle. Ainsi, le «drame judiciaire» qui commence aujourd'hui a tout de la superproduction, avec une distribution de près de 80 avocats.

Dans le box des accusés se trouvent quatre hommes à qui l'on reproche d'avoir pillé l'éditeur de journaux Hollinger International. Mais Conrad Black, un personnage plus grand que nature qui semble tout droit sorti d'un roman de Tom Wolfe, les domine tous.

Témoignera-t-il en sa défense, lui qui pourrait égrener le reste de ses jours en prison? Les 300 journalistes qui suivent le procès pourraient être déçus. Après la piètre performance de Conrad Black devant un juge du Delaware en 2004, qui ne l'avait pas cru un seul instant, ses avocats pourraient bien vouloir museler l'homme d'affaires à la langue acérée.

Restera le témoignage très attendu de David Radler, le traître de ce drame shakespearien. Le bras droit de Conrad Black depuis plus de 30 ans a plaidé coupable à une seule accusation de fraude en échange d'une peine clémente. Il sera le témoin-vedette du gouvernement américain.

C'est Patrick Fitzgerald, l'un des avocats les plus en vue aux États-Unis, qui pilote l'équipe de procureurs du gouvernement américain. Il est encore auréolé de sa victoire contre Lewis Libby, l'ancien chef de cabinet du vice-président Dick Cheney, reconnu coupable de mensonge, de parjure et d'entrave à la justice la semaine dernière.

La justice américaine étant politisée, cet ambitieux procureur a soif d'une nouvelle victoire d'éclat. C'est ce qui fait dire à certains que les Américains font preuve de zèle, après avoir longtemps toléré que les PDG mènent une vie de pacha aux frais des actionnaires.

Vrai, les procureurs américains ont pesé fort sur le crayon en accusant Conrad Black de trafic en vertu d'une loi qui a été adoptée en 1970 pour combattre le crime organisé, le fameux RICO Act. Mais au moins, ils ont mis Conrad Black en examen. Et puis, aussi accablante que soit la preuve amassée contre l'ancien magnat de la presse, rien ne dit que Conrad Black sera condamné.

Cette situation est de loin préférable à celle qui a cours au Canada, où les PDG qui tripotent la comptabilité de leur entreprise ou qui dilapident ses fonds ne sont à peu près jamais inquiétés par les autorités judiciaires.

Sans revenir encore sur Cinar, le cas récent de Mount Real est patent. Malgré le fait que des investisseurs aient perdu 130 millions de dollars, la police a baissé les bras avant même d'enquêter, jugeant le crime trop difficile à prouver, compte tenu de la constellation d'entreprises sous le groupe montréalais.

Bref, comme l'a si bien noté Claude Garcia, ex-président de la Standard Life au Canada: «Il y a moins de risque à voler 100 millions en finance qu'un paquet de cigarettes chez le dépanneur.»

Dans le cas de Hollinger International, on se retrouve dans la situation absurde où ce sont les autorités américaines qui dénoncent la fraude dont les contribuables canadiens auraient été victimes.

En effet, Conrad Black et ses associés auraient reçu leurs bonus sous forme de paiements de non-concurrence, ces fameux paiements qui seront au coeur de ce procès.

Or, contrairement aux bonus, ces paiements ne sont pas imposables Le fisc aurait ainsi échappé des millions en rentrées fiscales.

Pourtant, après avoir enquêté sur les allégations de fraude chez Hollinger International, en février 2004, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) avait annoncé qu'il n'y avait pas matière à poursuite. Et la GRC n'a toujours pas changé d'avis.

«La majorité des allégations concernent des actes qui se seraient produits à Chicago», justifie maintenant le sergent Michèle Paradis.

Vrai, Hollinger International, la «victime», a son siège social à Chicago. Mais nombre de ses actionnaires sont canadiens. Et puis les actionnaires de contrôle à qui auraient profité les malversations, Hollinger Inc., Ravelston et, au sommet de la pyramide, Conrad Black lui-même, étaient tous établis au Canada.

C'est bien dans une ruelle à l'arrière de son bureau de Toronto que Conrad Black s'est fait prendre par une caméra de sécurité en train de sortir 13 caisses de documents avec l'aide de son chauffeur. (Ce qui ne faisait pas très lord, entre vous et moi.) Pourtant, ce sont les Américains qui poursuivent pour entrave à la justice, au risque que l'accusation soit jugée extraterritoriale.

Bref, on comprend mieux pourquoi Conrad Black s'est exclamé, à la fin d'une longue missive publiée samedi dans son ancien canard, le National Post: «Je n'ai jamais été aussi heureux d'être canadien.»

Lord Black de Crossharbour ne l'est pas tout à fait, soit dit en passant. Ce Montréalais de naissance n'a pas encore recouvré sa citoyenneté canadienne. Il y avait renoncé en 2001 pour accéder à la Chambre des lords, après que le premier ministre Jean Chrétien lui eut fait barrage.

Conrad Black n'est d'ailleurs pas le seul à se tatouer la feuille d'érable sur le bras. Frank Dunn, l'ancien PDG de Nortel qui a été accusé de fraude lundi par la Securities & Exchange Commission des États-Unis, ne jure lui aussi que par le Canada.

«Il aurait été approprié, dans les circonstances, que les autorités américaines s'en remettent à la Commission des valeurs mobilières de l'Ontario, parce que c'est vraiment une affaire canadienne, et que les autorités du pays sont tout à fait capables de s'atteler à la tâche.»

En fait, si Conrad Black ne répugnait pas tant à utiliser un langage populaire et à citer son rival Jean Chrétien, il aurait certainement convenu que le Canada est le «plus meilleur pays du monde».

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