Sur le coup de midi, la juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, a bondi de son fauteuil de cuir rouge capitonné et s'est esquivée par la porte arrière.

Sur le coup de midi, la juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, a bondi de son fauteuil de cuir rouge capitonné et s'est esquivée par la porte arrière.

C'est à peine si on l'a entendue dire, dans le froissement des complets marine des avocats qui se levaient par respect, que la Cour prenait l'affaire en délibéré.

De décision sur le banc, il n'y aurait point, contrairement aux spéculations d'un quotidien torontois.

Une rumeur de déception mêlée d'anticipation a traversé la salle d'audience aux hauts murs lambrissés de bois. Bien avant l'ouverture, à 8h, des avocats et leurs scribes faisaient la queue sur les marches de l'austère édifice de l'architecte Ernest Cormier, qui surplombe la rivière des Outaouais. Tous espéraient dénicher une place sur les banquettes. Des agents ont même dû user de force pour refouler un visiteur, furieux de se voir refuser l'accès à la salle d'audience.

Tous étaient venus assister à la finale de la Coupe Stanley du droit des affaires. Durant près de trois heures, hier, des avocats à 500$ l'heure ont patiné devant les juges, quatre femmes et trois hommes, comme si leur vie en dépendait.

Le hic, c'est que nul ne sait quand le score final sera connu. Même si la Cour suprême du Canada s'est empressée d'entendre l'affaire, elle a affirmé haut et fort hier qu'elle n'entend pas être l'otage du calendrier de la vente de BCE, qui est censée se conclure avant le 30 juin -c'est dans 12 jours!

Cette transaction de 51,7 milliards a beau être la plus importante de l'histoire du pays, il n'est pas question de réécrire un pan du droit des affaires au Canada comme si on notait quelques réflexions sur une serviette de table au restaurant.

Car il s'agit bien de questions cruciales. À qui les administrateurs d'une entreprise à capital ouvert sont-ils redevables lorsque leur société se met en vente? Aux actionnaires? Ou à toutes les parties prenantes de l'entreprise, dont les détenteurs d'obligations?

Et s'il y a une obligation de prendre en compte des intérêts autres que ceux des actionnaires, comment s'en acquitter correctement?

Rappelons que si la vente de BCE s'est enlisée au point qu'elle soit compromise, c'est parce que la Cour d'appel du Québec a renversé le jugement de première instance pour se ranger du côté des détenteurs d'obligation à long terme.

Ces obligataires se jugent floués par l'acquisition par emprunt de BCE qui alourdira de 34 milliards de dollars le bilan de sa filiale Bell Canada. La compagnie de téléphonie est menacée d'une décote des agences de notation de crédit, ce qui réduit substantiellement la valeur de ses obligations à long terme -de 18%, selon l'estimation faite par le juge Joël Silcoff, de la Cour supérieure.

Les avocats qui se sont présentés hier devant la Cour suprême étaient prêts à en découdre avec les thèses de leurs adversaires dans un temps mesuré à la minute.

Guy Du Pont, avocat de BCE, a fait valoir que les détenteurs d'obligation, des investisseurs professionnels, étaient pertinemment informés des risques associés aux acquisitions par emprunt, qui faisaient rage avant que n'éclate la crise du crédit. Ils auraient d'ailleurs pu se prémunir contre ces risques avec des clauses particulières.

À tout événement, BCE prétend s'être soucié de leur sort. "Les conseils d'administration ont la flexibilité de considérer les intérêts des parties prenantes, selon les circonstances, mais ils n'en ont pas l'obligation, a toutefois plaidé Guy Du Pont en anglais.

«Les conseils opèrent dans le monde réel. Si on les contraint à considérer les intérêts de tous, au-delà de leurs droits contractuels et des attentes raisonnables, ils seront menottés. D'autant que les intérêts concurrents sont souvent irréconciliables, ce qui placera les conseils dans une position intenable.»

Markus Koehnen, qui représente les détenteurs d'obligations 1997, a fait valoir que les administrateurs de Bell Canada se sont uniquement préoccupés des intérêts de leur actionnaire de contrôle, BCE. Jamais ils n'ont considéré les intérêts à plus long terme de Bell, la filiale de télécommunications.

«Les détenteurs d'obligations étaient en droit de s'attendre à ce que la transaction soit examinée du point de vue de Bell, a argué cet avocat. Ils étaient aussi en droit de s'attendre à ce que le conseil s'interroge sur les façons possibles d'éliminer ou d'atténuer leur risque.»

Markus Koehnen croit que BCE aurait pu demander aux acquéreurs potentiels de retravailler leurs offres d'achat afin de minimiser les pertes subies par les obligataires. Ce qui ne fut jamais fait.

Les juges de la Cour suprême ont bombardé les avocats de questions, au point de couper tout élan à leurs présentations. «En quoi endetter une entreprise à l'excès est-il dans son intérêt à long terme?» a demandé le juge William Binnie aux représentants de BCE.

«Pourquoi n'avez-vous pas protégé vos droits avec une clause qui exigeait que Bell Canada conserve une bonne note de crédit?» a lancé la juge Rosalie Abella aux avocats des obligataires.

«Les intérêts ne peuvent pas reposer sur de l'air! Il faut qu'ils se rattachent à des droits contractuels», s'est exclamé le juge Michel Bastarache. Et ainsi de suite.

Il est tout à fait possible que BCE ait bâclé son travail, en se contrefichant des intérêts des obligataires de Bell Canada, comme a conclu la Cour d'appel du Québec.

Le problème, c'est que les juges de la Cour d'appel du Québec sont allés beaucoup plus loin que la jurisprudence canadienne actuelle, qui repose sur un jugement de la Cour suprême du Canada rendu en 2004 dans la faillite des magasins à rayons Peoples.

Dans Peoples c. Wise, la Cour suprême établissait que les administrateurs doivent travailler dans le meilleur intérêt de l'entreprise, et que cet intérêt peut englober ceux de toutes les parties prenantes, des employés, aux fournisseurs, aux actionnaires.

C'est vague à souhait. La Cour d'appel du Québec a toutefois fait un bond en avant en prescrivant aux administrateurs de considérer les intérêts des parties prenantes.

Entre la permission de considérer et le devoir de le faire, il y a un monde. Aussi, les avocats de BCE ont eu raison hier d'évoquer la confusion qui a été semée chez les conseils d'administration d'un bout à l'autre du pays.

Il faut espérer que la Cour suprême du Canada saisisse l'occasion qui se présente à elle pour nuancer sa position et clarifier les obligations et devoirs des administrateurs.

À défaut de quoi, le gouvernement devrait carrément intervenir au moyen d'une loi pour établir la hiérarchie des intérêts et la façon de les considérer. Il en va de la compétitivité du pays.

Les marchés financiers tiennent l'incertitude en horreur. Or, le jugement de la Cour d'appel du Québec ouvre la porte à toutes les contestations lors de ventes aux enchères.

Qui voudra acheter des entreprises au Canada si les règles du jeu sont confuses et à contre-courant des pratiques aux États-Unis et dans les autres économies développées?

Un conseil d'administration ne peut pas servir plusieurs maîtres à la fois.