Après Dheepan, qui lui a valu la Palme d'or au Festival de Cannes, Jacques Audiard a choisi d'aborder un genre nouveau pour lui, le western, tout en y apportant sa touche, sa manière de faire, ainsi qu'une résonance personnelle insoupçonnée. John C. Reilly, Joaquin Phoenix, Jake Gyllenhaal et Riz Ahmed sont les têtes d'affiche du premier film en anglais du réalisateur d'Un prophète.

Même si, de notre rive, l'impression d'un fantasme d'Amérique de la part de nos cousins français est tenace, Jacques Audiard affirme que l'envie de réaliser The Sisters Brothers n'en est pas du tout tributaire. À vrai dire, ce projet d'adaptation du roman de l'auteur canadien Patrick deWitt lui a été proposé par John C. Reilly et la productrice Alison Dickey. Pour la première fois de sa carrière, le réalisateur de De rouille et d'os a réalisé un film dont il n'est pas l'initiateur.

«Et j'aimerais bien que ça se reproduise ! a déclaré le cinéaste lors d'un entretien accordé à La Presse au festival de Toronto. Comme ça, je n'ai pas à choisir. Là, on m'a fait lire un livre qui m'a enthousiasmé, auquel était déjà attaché un très bon acteur. Il y a quand même pire dans la vie!»

Des acteurs de cinéma

L'idée de réaliser un western n'avait pourtant jamais effleuré son esprit. En revanche, l'envie de travailler avec des acteurs américains était là, d'autant qu'on lui a donné l'occasion de prendre les meilleurs. Le cinéaste estime que la dynamique n'est pas du tout la même sur un plateau anglophone, du moins, dans le rapport qu'un cinéaste établit avec les interprètes.

«Notre cinéphilie passe obligatoirement par le cinéma américain, un moment donné, explique-t-il. Ça amène tout un monde d'images, de personnages et d'acteurs. En France, je dirais qu'il y a les acteurs et les comédiens. En Amérique, ça se précise beaucoup plus, car il y a les acteurs et les acteurs de cinéma. Là-bas, il existe une culture entièrement vouée au cinéma. C'est en eux. Ils ont un savoir.»

«J'aime les voix d'hommes américains. Elles sont différentes des nôtres, qui viennent plus de la tête. C'est comme une musique et ça s'entend.»

Dans la pratique, travailler avec des pointures comme Joaquin Phoenix, John C. Reilly et Jake Gyllenhaal s'est révélé une aventure fort différente de celles que Jacques Audiard avait vécues précédemment.

«Je viens d'une autre école, où le metteur en scène amène pratiquement tout en murmurant à l'oreille des acteurs. Là, non. Ces acteurs arrivent avec quelque chose de déjà très constitué. Un peu comme s'ils étaient propriétaires du personnage pour une durée limitée. J'ai trouvé ça formidable, car ils amènent des propositions plutôt que d'attendre celles du metteur en scène. J'avais l'impression d'être un sculpteur ayant un gros bloc de pierre à sa disposition. Comme ces acteurs baignent dans cette culture, ils ne sont jamais déstabilisés non plus.»

Tourné en... Espagne!

Même si The Sisters Brothers s'abreuve à même la mythologie américaine et qu'il a été tourné en anglais avec des acteurs anglophones, Jacques Audiard a quand même tenu à avoir les coudées franches au chapitre de sa liberté artistique. Le montage financier a d'ailleurs été fait de manière que la production soit plus française qu'américaine. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le film a été tourné en Europe, surtout en Espagne. Une partie a aussi été tournée en Roumanie.

«Au départ, j'ai fait des repérages en Oregon et en Californie, là où l'histoire se déroule, fait remarquer le cinéaste. Je suis aussi allé faire des repérages en Alberta - où a été tournée la série Deadwood - et il aurait été très facile de s'installer là-bas, car tout est déjà en place avec les clés sur la porte. L'ennui, c'est qu'on a déjà vu ces décors-là au moins 312 fois. J'avais besoin qu'on crée un autre outil de cinéma. C'est important quand on fait de la fiction.»

Une résonance inattendue

Jacques Audiard s'est aussi engagé dans la réalisation du film sans savoir qu'une résonance personnelle inattendue surgirait. Tout cela s'est révélé très tard à ses yeux, à l'étape du montage.

«Ma belle-soeur m'a dit qu'il était évident que j'avais fait ce film pour rendre hommage à mon frère François, l'aîné de la famille, aujourd'hui décédé. Je n'y avais pas pensé de façon consciente, mais il est vrai que ça s'est imposé.»

«Quand vous êtes le cadet d'une famille, vous occupez une position formidable. Mais quand l'aîné disparaît et que vous prenez alors la position du plus vieux, vous devez désormais porter tous les chapeaux, poursuit-il. The Sisters Brothers repose justement sur l'histoire de deux frères avec une inversion d'aînesse. Le sujet m'a intéressé intellectuellement, mais c'est comme si j'avais fait semblant de ne pas l'avoir vécue moi-même. Et ça m'est tombé dessus comme un bloc de pierre. J'ai 66 ans et j'ai été assez crétin pour ne pas m'en apercevoir? Faire venir autant de chevaux pour une histoire si personnelle? Vraiment?»

Disant lui-même mal maîtriser la langue anglaise, Jacques Audiard n'a pas vu la barrière langagière comme un obstacle, d'autant que son film précédent, Dheepan, mettait en outre en vedette des personnages qui s'exprimaient en tamoul.

«En fait, la vraie question est celle-ci: quand referai-je un film dans ma langue? Je ne peux y répondre pour l'instant. Je peux toutefois dire que je sors fatigué de cette aventure, mais heureux!»

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The Sisters Brothers (Les frères Sisters en version française) est présentement à l'affiche.