Ils en sont à leur sixième film ensemble. La présence de Mathieu Amalric dans les longs métrages d'Arnaud Desplechin relève pratiquement de l'évidence. Le cinéaste n'a pourtant pas pensé d'emblée à l'acteur pour incarner un réalisateur qui, à la veille du tournage d'un film, voit sa vie bouleversée par le retour d'une femme qu'il a déjà aimée. Charlotte Gainsbourg et Marion Cotillard lui donnent la réplique. Rencontre entre deux complices.

Arnaud, Mathieu fait tellement partie de votre univers qu'on a du mal à croire que vous puissiez écrire un scénario sans penser à lui!

Arnaud Desplechin: Je suis pourtant incapable d'écrire spécifiquement pour des acteurs, car j'aime développer des personnages plus grands que nature, injouables à la limite! Quand j'ai l'impression de tenir une bonne scène, immédiatement, je me dis mais comment peut-on jouer ça? Cette fois, pour le rôle d'Ismaël, je me souviens avoir envoyé une cinquantaine de pages à mon assistant en lui demandant qui il pouvait bien voir dans le rôle d'Ismaël. Je me suis posé la question car je n'étais pas certain que Mathieu puisse jouer les deux parties du film. Il m'a répondu: «Non, mais tu plaisantes?». J'ai relu le scénario et je me suis rendu compte que, en effet, j'avais écrit un festival Mathieu Amalric! J'ai joint Mathieu en lui disant que j'étais un peu embêté car je ne voyais plus d'autre acteur que lui. Mais cela n'est venu qu'après l'écriture, au moment de l'interprétation du texte.

Mathieu, quand Arnaud vous fait une proposition, vous acceptez tout de suite?

Mathieu Amalric: Oui, mais en même temps, il faut quand même y réfléchir. L'un des grands thèmes du film, très fort, est la notion de deuxième chance et le droit à une autre vie. Comment on va faire, même nous, pour, putain, réinventer ou pas quelque chose ensemble, jouer à la fois sur les fantômes du passé et le danger des fantômes. C'est drôle parce que d'une certaine façon, ça peut ressembler à ce qui se passe dans le film. Avec des variations, des broderies, des trajets qu'Arnaud aime prendre...

Arnaud, les thèmes abordés dans Les fantômes d'Ismaël renvoient inévitablement le spectateur à vos films précédents, et l'on ne peut s'empêcher de penser aussi au fameux 8 ½ de Fellini.

Arnaud Desplechin: Très certainement. Je suis cinéphile. Avant d'écrire un scénario, je commence d'abord par dresser une liste de films que j'aime. Cette fois, trois films planaient au-dessus de tout: Providence (et cette idée de fragments qu'Alain Resnais a utilisée), 8 ½ (où Mastroianni est pris entre trois femmes - j'ai sans doute revu ce film mille et mille fois), et 15 jours ailleurs [Two Weeks in Another Town], un film que j'aime beaucoup, réalisé par Vincente Minelli.

Avez-vous le sentiment d'avoir fait un film somme?

Arnaud Desplechin: Sans m'en rendre compte, oui. Il n'y avait là rien de conscient. Quand j'ai parlé du film à Mathieu, je lui ai fait part de ma volonté de faire un film avec des assiettes de fiction qu'on fracasserait contre un mur. Avec ce côté un peu Jackson Pollock, et cette idée de compresser des histoires, des fragments. Quand tout est compressé de la sorte, il y a plein de trucs qui font penser aux films précédents.

De la même manière que je n'ai pas pensé à Mathieu en écrivant, je n'ai pas pensé à un film somme. Mais la structure du film me permet de revisiter des tas de thèmes déjà explorés.

Mathieu Amalric: Arnaud a fait ce film très vite, dans un geste créatif spontané. Il a présenté à son producteur un scénario qu'il croyait ne pas avoir fini, mais le producteur lui a dit: «Oui, c'est maintenant qu'il faut y aller.» Il y a quelque chose d'absolument «à l'os», qui, du coup, provoque des miroitements de l'amour romanesque du monde d'Arnaud.

Arnaud Desplechin: Il s'agit avant tout d'un film d'acteurs. La rencontre entre Ismaël et Carlotta, quand elle revient 20 ans plus tard, est aussi importante que la rencontre entre Mathieu et Marion Cotillard. Le fait que, enfin, je rencontre Charlotte Gainsbourg, alors qu'on se court après depuis 25 ans, et que Mathieu a l'occasion de jouer avec elle, ce qu'il n'avait jamais fait, tous ces éléments produisent un véritable enjeu. Il faut faire en sorte que la vibration entre ces acteurs, qui viennent tous de mondes différents, soit pleine, musicale, sonore, et qu'elle vienne emplir le spectateur.

Pourquoi cette rencontre avec Charlotte Gainsbourg a-t-elle mis autant de temps à se concrétiser?

Arnaud Desplechin: Je me souviens de façon très précise du jour où j'ai vu L'effrontée. J'ai eu la même réaction que la première fois où j'ai vu Jean-Pierre Léaud. Je me suis dit: c'est moi! Je me suis complètement identifié à Charlotte, à sa voix fragile, inhabituelle au cinéma. Il y a en elle un mélange d'extrême pudeur et d'extrême audace. J'éprouve d'ailleurs une grande passion pour Antichrist [Lars von Trier]. Il est stupéfiant de voir un si grand courage chez une femme d'apparence si frêle. Et je rêvais depuis longtemps de travailler avec Marion aussi.

Mathieu, comment vous préparez-vous dans un contexte comme celui-là?

Mathieu Amalric: J'essaie de me préparer comme un athlète. Par amour du cinéma d'Arnaud, j'essaie qu'il puisse faire tout ce qui lui passe par la tête. J'ai de plus en plus d'admiration pour les musiciens d'orchestre et mon rêve serait d'en devenir un. On prend la mesure 142, et on la fait. Cela peut du coup réduire les possibilités de fantaisie, mais qu'est-ce que vous voulez, je fais comme je peux. C'est absurde, mais j'ai envie de dire: fais de moi ce que tu veux. Et puis, il est vrai qu'Arnaud, nous n'avons pas trop besoin de parler. De toute façon, Ismaël est constitué des forces tectoniques de ses personnages féminins. Donc, il y a des failles. Ce qui est merveilleux, quand on joue un personnage masculin dans un film d'Arnaud, c'est que vous pouvez être anéanti ou enchanté par la force de ces femmes. J'ai peur, mais ce n'est pas grave. Je vais les regarder et quelque chose va se passer.

Mathieu, comment avez-vous réagi la première fois que vous avez vu le film?

Mathieu Amalric: J'ai pleuré. Il m'arrive rarement d'être aussi bouleversé par les films réalisés par d'autres cinéastes. Les films d'Arnaud me bouleversent parce que la vie est immense, qu'elle est pleine de promesse, et qu'il faut vraiment la manger, la goûter. On n'a pas le droit de ne pas utiliser toutes les possibilités du corps, du coeur, du cerveau, de la connaissance, du savoir, de la générosité, de la colère... C'est ce qui fait de moi le grand spectateur de ses films.

______________________________________________________

Les fantômes d'Ismaël prendra l'affiche le 1er juin.

Les frais de voyage ont été payés par Unifrance.