Le cinéaste autrichien Michael Haneke est venu tard au cinéma. L'ex-critique de cinéma et réalisateur télé, lauréat de deux Palmes d'or et d'un Oscar, avait 47 ans lorsqu'il a signé son premier film, Le septième continent, sorti en 1989.

Dans cette première oeuvre, il n'était pas encore question de nouvelles technologies ni des médias de communication, deux obsessions qui depuis son deuxième film, Benny's Video, n'ont cessé de le hanter et le hantent encore aujourd'hui. Ainsi en est-il avec son tout dernier film, Happy End, fable contemporaine où les téléphones intelligents et les caméras de surveillance occupent parfois autant de place que les personnages d'une grande famille bourgeoise du Pas-de-Calais, en France, incarnés par Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant et Mathieu Kassovitz.

Le film a pris l'affiche vendredi au Québec après avoir un peu sombré dans l'indifférence au Festival de Cannes, puis récolté un lot de mauvaises critiques en France l'automne dernier. J'ai rencontré Michael Haneke en septembre dernier à Toronto. Son corps frêle flottant presque dans l'immense divan où il avait pris place, le cinéaste de 76 ans accueillait les médias un à la fois, dans une suite d'hôtel.

Je m'attendais à un homme semblable à ses films: austère, cynique et animé par un noir désespoir, mais c'est un homme rieur et enjoué que j'ai rencontré, qui jette un regard certes cynique sur le monde, mais un regard qui n'est jamais dépourvu d'humanité.

D'entrée de jeu, il a tenu à préciser: «De la même manière qu'il n'y avait rien de funny dans mon film Funny Games, il n'y a rien de happy dans Happy End. Tout le contraire. C'est un titre ironique, bien évidemment.»

Happy End met en scène une famille - les Laurent - qui a fait fortune dans le bâtiment au Pas-de-Calais, là où fleurit la misère migrante dans des camps de fortune qui sont sans cesse démantelés. Mais les Laurent, absorbés par leurs problèmes familiaux, refusent de regarder cette misère, sauf Pierre (Franz Rogowski), le fils révolté d'Isabelle Huppert et le petit-fils de Jean-Louis Trintignant, qui fait tout pour saboter sa vie et choquer la bourgeoisie.

La première scène du film est vue à travers l'écran du téléphone intelligent de la plus jeune héritière, Ève (Fantine Harduin), une gamine de 11 ans qui suscite notre compassion jusqu'à ce qu'on découvre son vrai visage.

«Le personnage d'Ève est inspiré d'un vrai cas que j'ai lu dans le journal, explique le cinéaste. Une jeune Japonaise de 14 ans a empoisonné sa mère pendant des semaines et a documenté l'affaire sur le Net jusqu'à ce que des gens la dénoncent à la police. Cette histoire m'a fasciné. Pas le fait que la jeune fille ait voulu tuer sa mère; de tout temps, il y a eu des filles qui voulaient se débarrasser de leur mère. Ce qui m'a fasciné, c'est qu'elle ait tout affiché sur le Net comme si elle voulait être découverte et punie.»

Dans la vie de tous les jours, Michael Haneke fonctionne avec un téléphone intelligent, des textos et des courriels. Mais en préparation de Happy End, il a ouvert un compte Facebook et un Snapchat. «C'était uniquement pour la recherche. Dès que le film a été fini, j'ai fermé tous les comptes, ça prenait trop de mon temps, mais pour dire la vérité, je ne comprends pas pourquoi les gens exposent leur vie comme ils le font. Toutes ces banalités quotidiennes qu'ils publient. La seule chose que j'y vois, c'est la religion. Au sens où l'internet a remplacé l'Église.» 

«Avant, on allait au prêtre et à la confession pour être pardonné. Maintenant, on avoue ses péchés sur le Net pour que les abonnés de notre page Facebook nous pardonnent.»

Le premier plan de Happy End vu à travers l'écran d'un téléphone intelligent dure de longues minutes. Il rappelle par sa fixité brouillonne le premier plan du film Caché qui, lui, était vu à travers une caméra de surveillance.

Photo fournie par Sony Pictures Classics

Fantine Harduin et Jean-Louis Trintignant écoutent les consignes du réalisateur Michael Haneke sur le plateau de Happy End.

L'influence des médias

«Depuis Benny's Video, je traite souvent, toujours même, du thème des médias, explique Haneke. Je trouve cela hyper important. Ces médias et leurs outils ont changé et influencé nos vies de manière incomparable. Rien n'a modifié l'humanité des 10 dernières années comme ces médias. Par exemple, quand la roue a été inventée, ça a pris du temps avant que tout le monde le sache. Idem pour l'imprimerie. Ça a pris 100 ans avant que tous s'y mettent. Ici en 10 ans, avec l'internet et les réseaux sociaux, le monde a complètement changé.»

Les films de Michael Haneke, surtout ceux campés dans le monde contemporain, commencent toujours par nous confondre. Des scènes qui semblent fragmentées et disparates nous apparaissent sans clé, ni code, ni mode d'emploi. Le spectateur y entre et y erre avec le sentiment que le cinéaste fait exprès pour l'égarer. «Exactement, réplique Haneke. C'est comme dans la vie. On a des impressions, des sensations, mais peu de certitudes. Notre destin, c'est de ne rien savoir et de combiner les indices qu'on a pour essayer de comprendre. C'est seulement dans le mauvais cinéma ou les mauvais livres que tout est expliqué. C'est fatigant parce que ça n'a rien à voir avec la réalité.»

La critique en France a, presque à l'unanimité, décrété que le seul personnage digne d'intérêt de Happy End, c'est le personnage incarné par Jean-Louis Trintignant, un patriarche grincheux, amer et paralysé par la maladie qui cherche à mettre fin à ses jours. Dans un de ses rares moments de candeur, le patriarche avoue à sa petite-fille qu'il a étouffé sa femme, une référence à peine voilée au film Amour où le personnage de Jean-Louis Trintignant finit par étouffer sa femme. Était-ce un clin d'oeil à ceux qui ont vu Amour?

«Non, ce n'était pas un clin d'oeil, répond Haneke. Il y a eu un évènement semblable qui s'est passé dans ma propre famille et cette fois, j'ai voulu donner une version réaliste sur comment on termine sa vie quand on a tué la personne qu'on aime. Autant dire qu'on ne la termine pas bien.»

Notre quart d'heure d'entrevue est terminé. Je me lève, je ferme mon téléphone intelligent qui a tout enregistré et je salue Michael Haneke en réprimant l'envie (ironique) de lui demander d'être mon ami... Facebook.

Photo fournie par Sony Pictures Classics

Dans Happy End, Jean-Louis Trintignant incarne un patriarche grincheux, amer et paralysé par la maladie qui cherche à mettre fin à ses jours.