Le cinéaste haïtien Raoul Peck continue son travail de conscientisation avec Le jeune Karl Marx, qui raconte non seulement la genèse d'une pensée révolutionnaire, mais aussi sa persistante jeunesse dans un monde toujours meurtri par la crise économique de 2008. La Presse l'a rencontré lors de son passage à Montréal dans le cadre du FNC.

Baldwin et Marx en parallèle

Raoul Peck a travaillé pendant une dizaine d'années à la fois sur son documentaire I Am Not Your Negro (en lice aux Oscars cette année), d'après l'oeuvre de l'écrivain afro-américain James Baldwin, et son film Le jeune Karl Marx, pour lequel il a puisé dans les correspondances de Marx et ses contemporains. «Ces films sont totalement connectés», souligne le réalisateur, pour qui ces deux auteurs ont été fondamentaux dans sa vie.

Cinéaste globe-trotter, né en Haïti, ayant grandi au Congo, Peck a analysé Marx pendant quatre ans en Allemagne quand il était étudiant. En ramenant ces deux figures majeures dans l'actualité par son cinéma, Raoul Peck prouve à quel point ils sont toujours incroyablement pertinents aujourd'hui. «J'essaie de comprendre le monde, de résoudre des contradictions dont je suis témoin.» 

Et cela, dans une aspiration à l'universel: Le jeune Karl Marx est un film où l'on parle allemand, anglais et français, comme son auteur est polyglotte, et qui souligne la portée transnationale d'un combat. «Pour eux, il ne s'agit pas de savoir quelle est votre nationalité, mais quelle est votre position face au monde.»

Parler de Marx aujourd'hui

Comment présente-t-on un projet de film sur Karl Marx à des producteurs et des distributeurs, dans ce milieu du cinéma où l'argent domine? «C'est très simple, avant 2008-2009, j'étais très seul, répond Raoul Peck avec un grand rire. Pendant et après la crise, on a vu partout dans le monde les magazines économiques mettre Marx sur leurs pages couvertures. Brusquement, on découvrait que celui qui avait le mieux analysé la société capitaliste avait raison dans son analyse.»

«On prétend connaître notre histoire, poursuit-il, mais en fait, on baigne dans l'ignorance, la propagande et la déformation. On sort d'une longue période de guerre froide. Le capitalisme triomphant est sorti après la chute du mur de Berlin, il n'avait plus d'obstacle et il a tout envahi. La crise de 2008-2009 a un peu réveillé les critiques, qui étaient étouffées auparavant. Et on s'est rendu compte que cette machine sans conducteur pouvait nous mener au bord du gouffre.»

Jeunes et rebelles

Le jeune Karl Marx raconte une période précise et déterminante dans la vie de l'auteur du Capital, les années 1844-1848, sa rencontre et son amitié avec Friedrich Engels, dans une Europe bouillonnante, en pleine transformation, ce qui le mènera à rédiger le Manifeste du parti communiste en 1848. 

Le mot «jeune» est très important dans le titre du film, car Raoul Peck veut rappeler à quel point Marx et Engels, avec leurs conjointes Jenny von Westphalen et Mary Burns, ont révolutionné la pensée politique alors qu'ils n'étaient que dans la vingtaine, ce qui nous éloigne des clichés du vieux barbu. 

«Il fallait que j'élimine ce vieux barbu avec tout ce qu'il charriait comme image et comme préjugés, confirme le réalisateur. Il fallait raconter une histoire de ces jeunes dans une Europe répressive qui décident de changer le monde et qui vont y parvenir. Ils étaient les meilleurs enfants de la société allemande. Et le Manifeste du Parti communiste va devenir l'un des livres qui a le plus circulé dans l'histoire de l'humanité. Ils l'ont écrit à 26 ans!»

Photo fournie par Agat Films & Cie

Par la fiction, le réalisateur Raoul Peck voulait par la fiction atteindre un plus vaste public et faire sentir l'époque qui a créé la pensée de Marx.

Pourquoi une fiction?

Le succès du documentaire I Am Not Your Negro, qui s'est retrouvé en lice aux Oscars cette année et qui a fait le tour de la planète, aurait pu donner envie à Raoul Peck de refaire un documentaire, cette fois sur Karl Marx. Mais celui qui a déjà réalisé un film en 2000 sur la vie de Patrice Lumumba, premier premier ministre du Congo, voulait par la fiction atteindre un plus vaste public et faire sentir l'époque qui a créé la pensée de Marx. 

«On a vraiment besoin aujourd'hui, de manière urgente, de plus d'intelligence, note-t-il. Je voulais faire un film de cinéma, mais aussi un film utile, qui permet de générer des discussions politiques, que les jeunes puissent aller voir, que les professeurs puissent montrer.»

Voilà qui le rapproche de Marx et Engels, qui ne s'en tenaient pas qu'aux théories, mais qui voulaient transformer le réel. «Absolument. Pour eux, la théorie et la pratique allaient ensemble.»

Cinéaste engagé

«Je n'ai jamais été cinéaste parce que je voulais raconter de belles histoires à l'écran, je suis venu au cinéma par le politique», souligne Raoul Peck. 

«J'estime qu'être artiste, avoir le privilège de faire quelque chose qu'on aime, avoir accès à la parole et aux images fait qu'on doit donner quelque chose en retour à la société qui nous permet ça. Venant d'où je viens, Haïti, je me dois à cette idée, surtout que le tiers monde a toujours été quasi absent du cinéma depuis sa création. Dans un monde où l'image domine, nous n'écrivons pas notre histoire, nous ne tournons pas nos images, et cela a été très longtemps dominé par Hollywood sur l'ensemble de la planète.»

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Le jeune Karl Marx de Raoul Peck est à l'affiche au cinéma Beaubien et au cinéma Quartier latin, en version originale française, anglaise et allemande avec sous-titres français.

Photo fournie par Agat Films & Cie

Stefan Konarske (Friedrich Engels) et August Diehl (Karl Marx) dans Le jeune Karl Marx