Pour leur 10long métrage de fiction, les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne proposent cette fois l'histoire d'une jeune femme médecin qui, prise de remords après avoir refusé l'accès de sa clinique à une patiente retrouvée morte quelques heures plus tard, mène une enquête pour découvrir l'identité de cette dernière.

Les frangins belges, lauréats de deux Palmes d'or au Festival de Cannes (Rosetta en 1999 et L'enfant en 2005), comptent plus que jamais explorer la veine du cinéma social. Conversation avec Jean-Pierre, l'aîné du célèbre tandem.

Avez-vous l'impression que le monde est en train de se transformer d'une façon radicale en ce moment?

Nous sommes à une époque charnière, ça, c'est certain. Le monde qu'on a construit autour du travail, des rapports de classe, de l'industrie manufacturière, est en train de changer, c'est évident. Autour de nous, je vois des gens qui sont choisis pour exercer le pouvoir - on verra ce qu'ils feront - qui n'ont pas l'air de porter très haut les couleurs de la démocratie. Il ne faut pas être alarmiste, mais ce vent de droite qui souffle sur l'Europe, et maintenant sur l'Amérique, est quand même inquiétant. Il ne faut surtout pas accepter la banalisation d'un certain nombre d'attitudes, celle qui fait qu'on s'habitue un peu à tout. À l'arrivée, c'est le cynisme qui l'emporte.

Le thème de la justice sociale figure au coeur de votre oeuvre. Votre cinéma humaniste met souvent au premier plan les laissés-pour-compte de notre société. Comment expliquez-vous l'attrait des valeurs incarnées par des politiciens populistes auprès de ces gens?

Ça devrait être le contraire, mais c'est comme ça. Pour le Belge que je suis, qui vit dans un pays doté d'un filet social assez égalitaire, j'ai du mal à comprendre des gens qui manifestent dans les rues aux États-Unis contre un système de santé public. C'est d'autant plus contradictoire qu'on voit bien que parmi ces gens, certains auraient sans doute besoin d'un système de sécurité sociale. C'est la définition même de l'aliénation. Il y a aussi la colère de gens qui ont le sentiment de rester sur le bord du chemin, envers ceux qui sont censés les représenter. Et qui n'ont pas l'air de se préoccuper vraiment d'eux. Malheureusement, cela n'est pas qu'une impression, je crois. Ça reflète aussi une triste réalité.

Est-ce que cette réalité risque d'avoir une incidence sur l'évolution de votre cinéma?

Notre cinéma a toujours été en écho à cette réalité. Nous avons toujours mis au centre de nos films ces personnes qui, dans la vie, ont le sentiment de ne pas être écoutées ou représentées.

Depuis quelques films, vous n'hésitez plus à faire appel à des actrices confirmées: Cécile de France (Le gamin au vélo), Marion Cotillard (Deux jours, une nuit), et aujourd'hui, Adèle Haenel...

Nous gardions le scénario de La fille inconnue dans notre tiroir depuis quelques années, mais nous ne parvenions pas à le développer. Au départ, le médecin était plus âgé. Nous ne voulions pas le transformer en policier au fil de son enquête. C'est lorsque nous avons par hasard rencontré Adèle à Paris, lors d'une soirée de remise de prix, que le déclic s'est fait. Adèle pouvait donner à ce personnage de médecin une innocence que seule la jeunesse permet. Nous avons alors pu développer l'histoire en conséquence. Nous avons souvent fait appel à des acteurs inconnus auparavant parce que les personnages de nos histoires étaient aussi très jeunes. Au bout d'un moment, on s'est dit, Luc et moi, qu'il serait peut-être intéressant de travailler avec des gens qui ne sont pas nés avec nos films. Que ça pourrait donner un résultat intéressant.

La fille inconnue a été écarté du palmarès du Festival de Cannes cette année. Ce qui, dans votre cas, est très rare. Est-ce la raison pour laquelle vous avez retravaillé le montage du film?

C'est la toute première fois que nous retouchons un film. Quand nous sommes allés à Cannes, nous avions déjà une hésitation sur la longueur d'un plan. Parmi ceux qui ont accueilli notre film de façon plus mitigée, il y avait quelques journalistes qui, jusqu'à présent, ont toujours soutenu et apprécié nos films. À quelques reprises, grâce à ce qu'ils écrivaient, ces critiques nous ont même aidés à avancer dans notre travail. Mais là, nous nous sommes vraiment posé des questions. Il a fallu un peu de temps pour digérer tout ça, mais nous avons pris la décision de retourner à la salle de montage.

Avant même que nous commencions, notre monteuse nous a fait la suggestion de trois changements. Nous avons alors décidé de reprendre tout le film depuis le début. Sept minutes ont finalement été retranchées. Grâce à ce travail, nous avons l'impression d'avoir trouvé le vrai rythme du film. Peut-être est-ce une simple coïncidence, mais nous avions commencé le montage immédiatement après avoir terminé le tournage. Jamais nous n'avions fait ça. Habituellement, nous laissons reposer le film un moment avant de nous attaquer au montage.

Avec votre frère Luc, vous êtes aussi à la tête des Films du Fleuve, une société qui produit des films de nature sociale, parmi lesquels I, Daniel Blake (Ken Loach) et Baccalauréat (Cristian Mungiu). Ce genre de cinéma est-il menacé d'après vous?

Non, je ne dirais pas ça. Ces films sont difficiles à produire; ils l'ont toujours été. Je ne sens pourtant pas de menace en Europe pour l'instant. Mais si le système français devait s'écrouler un jour, je ne sais pas ce qui se passerait. En France, il y a encore une industrie et celle-ci soutient tout le cinéma européen. Le septième art continue d'être un véritable enjeu de société en France, pas seulement un loisir.

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La fille inconnue est actuellement en salle.

Photo fournie par AZ Films

Adèle Haenel et Olivier Bonnaud, dans La fille inconnue