Après 23 ans d'absence, le réalisateur de La montagne sacrée revient sur les lieux de son enfance pour régler des comptes avec son passé. À sa manière.

Il vient de célébrer son 85e anniversaire de naissance. Alejandro Jodorowsky n'a pourtant rien perdu de sa superbe ni de son effervescence artistique. L'artiste chilien, qui réside aussi en France depuis plusieurs années, vit depuis l'an dernier une sorte de renaissance au cinéma. En plus de l'excellent documentaire Jodorowsky's Dune, qui relate l'aventure d'un projet formidable qui n'a jamais pu se concrétiser, le cinéaste propose enfin un nouveau film. Vingt-trois ans après The Rainbow Thief, une offrande plutôt mineure dans son oeuvre, voici La danza de la realidad (La danse de la réalité), à l'affiche à Montréal dès aujourd'hui.

«Heureusement, le cinéma n'a jamais été mon gagne-pain!», lance celui qui a aussi fait sa marque au théâtre, ainsi que dans les domaines de la poésie et de la bande dessinée. Il maîtrise aussi le tarot, un art qu'il a exercé lors de nombreuses soirées dans des cafés parisiens.

«J'ai toujours eu de la difficulté à faire mes films, poursuit-il lors d'un récent entretien à Paris. Jamais je n'aurais cru qu'ils pourraient susciter autant de controverses. Dès mon premier long métrage, Fando et Lis, des gens ont voulu me faire taire. Je me souviens qu'à cette époque - c'était en 1968 - , Roman Polanski, qui présentait de son côté Rosemary's Baby, m'avait bien défendu. Il est difficile de faire du cinéma un art. Encore davantage aujourd'hui je crois. Le cinéma ne dépend désormais plus que de décisions d'affaires.»

Un culte

La danza de la realidad n'est que le septième long métrage d'un réalisateur qui, grâce à des films comme El Topo, La montagne sacrée et Santa Sangre, fait l'objet d'un véritable culte. Ce caractère mythique fut en outre nourri par une impossibilité de voir ces oeuvres célèbres pendant de nombreuses années. À cause d'un conflit avec les producteurs, ces titres étaient en effet disparus de la circulation. Fort heureusement, un règlement est intervenu au cours des années 2000.

«C'est très drôle, commente-t-il. Mes films sont maintenant découverts par une nouvelle génération de cinéphiles et d'artistes. Peut-être apprécie-t-on le fait que mon combat artistique a toujours été mené à ma manière, en toute liberté.»

Pour la petite histoire, signalons que «Jodo» a souvent suscité l'admiration d'artistes renommés. De Salvator Dali à Mick Jagger, en passant par Orson Welles, Peter Gabriel, les membres du groupe Pink Floyd et bien d'autres. Aujourd'hui, Kanye West le qualifie de génie.

«Mon film El Topo a lancé la mode des séances de minuit, rappelle le cinéaste avec fierté. John Lennon et Yoko Ono étaient tellement fans qu'ils étaient venus à mon secours quand j'ai eu du mal à financer La montagne sacrée

Une réconciliation

Né à Iquique en 1929, à une centaine de kilomètres de son village sans hôpital, Alejandro Jodorowsky est un enfant de Tocopilla. «Un trou, dit-il. Rien n'a changé depuis 100 ans !» C'est là qu'il est allé tourner La danza de la realidad, un «exercice d'autobiographie imaginaire» dans lequel il revisite son passé. D'une certaine façon, Alejandro Jodorowsky se réconcilie avec son enfance à travers ce film baroque et foisonnant, dans lequel il réinvente sa famille à grands coups d'envolées poétiques. Lui qui a inventé la «psycho-magie», une thérapie qui consiste à guérir en actes les blessures psychologiques liées à la famille, qualifie son film de «bombe atomique mentale».

«J'ai voulu faire ce film toute ma vie, explique-t-il. Mon propre fils y joue mon père. J'ai constaté que les gens du village attendaient ce moment. On a fait de moi un héros là-bas ! À la soirée de première que nous avons organisée au village, il y avait 8000 personnes! Plusieurs sont venus de l'extérieur. On m'a attribué la citoyenneté d'honneur. J'avoue que ça fait du bien.»

Tourné pour un peu plus de 4 millions d'euros (environ 6 millions de dollars), La danza de la realidad est une production majoritairement française pour laquelle des sociétés mexicaines et chiliennes ont aussi contribué. Pour compléter le financement, Jodorowsky a utilisé les réseaux sociaux, où il est très présent. Plus d'un millier d'individus, tous nommés au générique, ont ainsi participé au financement du film.

Comme un cheval indompté, le cinéaste a tout fait à sa manière, sans rendre de comptes. La danza de la realidad a d'ailleurs été tourné dans le plus grand secret.

«Quand je tourne, je tiens à être totalement libre, dit le cinéaste. C'est la raison pour laquelle je travaille à plateau fermé. Il n'y a pas de tournage de making of, pas d'interviews avec des journalistes, pas de photos, rien. Sinon, tout cela devient une distraction.»

Souvent comparé à Federico Fellini, Alejandro Jodorowsky voit quand même une différence entre les deux créateurs.

«J'ai connu Federico, raconte-t-il. Je l'appelais même "papa" quand on se voyait. Il travaillait beaucoup dans la nostalgie. Pas moi. Je préfère m'engager dans la recherche d'une transformation des personnages. Mais dès qu'on met un nain dans un film, les gens pensent à Buñuel. Des femmes aux grosses fesses? Ah là, c'est Fellini. Je suis parti de ma propre vie et j'ai fait ce film pour me libérer moi-même, mais aussi libérer ma ville, ma famille et le public. Ma mère, humiliée par mon père idiot, avait toujours voulu chanter. Alors, j'ai réalisé son rêve et elle ne s'exprime que par le chant dans mon film. La danse de la réalité m'a en tout cas apporté une plus grande paix intérieure.»

Les frais de voyage ont été payés par Unifrance.