Même si c'est «un film sans fusil», Continental de Stéphane Lafleur fait du bruit partout où il passe: très bien reçu à la Mostra de Venise et au Festival du nouveau cinéma de Montréal, il a reçu Prix du premier long métrage au Festival du film de Toronto et le Bayard d'or au Festival international du film francophone de Namur. Rencontre avec quelques-uns de ceux qui portent à nous cette histoire de solitudes.

Un homme est assis, seul, dans un autobus. Le véhicule s'arrête. À proximité, une forêt. L'homme descend. Pénètre dans le bois. Fondu au noir. Cette scène, Stéphane Lafleur l'avait en tête quand, après avoir écrit et réalisé quelques courts métrages et fait le montage de séries télévisées et de documentaires, il s'est senti armé pour aller «toucher à cette durée» qui est celle du long métrage.

Il a parlé de l'idée au producteur Luc Déry, avec qui il était en contact depuis la fin de ses études. Ainsi ont été posées les bases de Continental, un film sans fusil, qui arrive sur nos écrans vendredi. Restait, d'abord, à l'écrire (!). «Ça a été très instinctif à ce niveau-là. Un homme disparaît, ça signifie qu'une femme l'attend, le cherche. Que quelqu'un va devoir le remplacer au travail.»

Et ainsi de suite, comme dans un jeu de domino sur le thème des rencontres. «Pour moi, c'est un film sur la cohabitation, sur le fait de vivre les uns à côté des autres et non les uns avec les autres. Les rencontres, ça me fascine.» Entre autres, celles qui sont fugaces, anecdotiques. Un homme se rendant dans un magasin de beignes, par exemple. Qui sourit à la caissière, est aimable. Se fait rabrouer. Cet homme, Stéphane Lafleur a décidé de le suivre. Il aurait pu, à la rigueur, choisir de suivre la femme.

Parce qu'il n'y a pas de héros, de stars, dans Continental. Comme il n'y a pas d'étoiles dans cette chorégraphie de groupe «où tout le monde fait la même chose sans se toucher» qu'est... le continental. «J'ai voulu donner l'impression de filmer des figurants», note le cinéaste qui, pour cela, a donné un mot d'ordre, un seul, à son équipe: la retenue. «J'ai dit aux acteurs qu'ils n'avaient pas à jouer la comédie, que ce serait drôle si ça l'était. Que ce ne serait pas drôle si ça ne l'était pas.»

Retenue dans le jeu, donc, et jeu de confiance, les quatre acteurs principaux n'étant que peu ou pas en présence les uns des autres. Il fallait pourtant une unité de ton. Retenue aussi dans le texte, mais elle était déjà là. Stéphane Lafleur l'y avait mise. Et retenue dans la forme. Ça, il l'avait en tête. Une lumière naturelle. De la place pour les bruits ambiants. Des plans fixes. Un cadre fermé «pour donner de la place au spectateur». Lequel peut - doit! - imaginer ce qui se passe en-dehors de ce cadre.

Un film sans fusil mais plein de portes ouvertes, quoi. De questions. «On est dans une société de chiffres, on veut des réponses à tout, on exige des coupables, déplore le cinéaste. Il nous faut du noir ou du blanc alors que la vie, c'est gris.» Gris comme le temps qui pleut sur Continental. Et donne, paradoxalement, lumière et relief aux personnages et au propos. Parce qu'il n'y a pas là misérabilisme. Ni larmoiement. Juste des morceaux de vie. «Une série de vignettes. Au spectateur de choisir laquelle il rapporte chez lui.»

Et il n'est pas interdit d'en choisir plus d'une!

 >>>LES ACTEURS

Gilbert Sicotte

Quand il a eu terminé sa lecture du scénario de Continental, un film sans fusil, Gilbert Sicotte a eu peur. «Il s'en dégageait une humanité intéressante mais je ne savais pas comment elle serait exprimée. Je craignais le misérabilisme.»

Mais ces «dialogues vrais et petits» l'ont poussé dans les bras de Marcel, joueur compulsif qui se contient et qui est confronté, seul, à la vieillesse. «Quand j'ai rencontré Stéphane, il m'a donné un documentaire sur un joueur de quilles des années 70, qui avait eu sa petite gloire mais qui avait tout perdu à cause du jeu. Cette vie m'a inspiré pour celle de Marcel, qui a autrefois joué de l'orgue en public, s'est marié, a connu la vie de famille. Et puis, plus rien. Le peu d'atout qu'il avait dans son jeu, il l'a perdu.» C'est là qu'on le rencontre. Alors qu'il est au plus bas. Quand, par exemple, il se fait offrir une carte de l'âge d'or alors qu'il n'a pas 65 ans.

Petite vie. Mais vie quand même. Gilbert Sicotte y tient: «Il ne faut pas le prendre en pitié, Marcel. Il essaie de vivre du mieux qu'il le peut avec ce qu'il a. Et le petit espoir qu'il a à la fin... c'est énorme, à son échelle à lui.»

Ça l'a ému. Du papier jusqu'au final. Parce que Stéphane Lafleur a su «mettre l'humanité en exergue et, en relief, la petite chose qui change tout, dans un sens ou dans l'autre». Triste, Continental? Pas pour Gilbert Sicotte. «Beau, différent. Humain. Et, pour moi, enrichissant et stimulant.» Bref, on ne sort pas nos mouchoirs.

Marie-Ginette Guay

C'est un film qui parle de solitude et de rêve. Et pour moi, le rêve gagne»

Actrice de théâtre, Marie-Ginette Guay sait porter le texte au public. Elle a vécu l'expérience inverse avec le scénario de Continental, un film sans fusil: il est venu la chercher.

«J'ai trouvé qu'il y avait-là beaucoup de place pour jouer et ça m'a inspirée», fait celle qui est devenue Lucette, cette «femme simple, discrète, qui se retrouve devant l'incompréhensible». Son mari a disparu. Et elle, Lucette, est démunie. Pour incarner cela, Marie-Ginette Guay a imaginé le couple, jeune. Avec des rêves. Puis, «une routine qui, pendant 20 ans, a habillé ces rêves. Certains ont été entretenus, d'autres pas. La disparition du mari, soudain, en fait renaître certains». Pas nécessairement dans le sourire, toutefois. Ni dans les pleurs.

Somme toute, jusqu'à la disparition, une vie en douce ligne droite. «Une histoire de gens que l'on remarque peu dans la vie mais qui ont une histoire, grande pour eux, et qui traversent des bouleversements avec lesquels on ne fait pas de spectacle.» Là est ce Continental bourré de «choses drôlement tristes et tristement drôles, et d'effets miroir grâce auxquels la solitude brisé de l'un renvoie au rêve de l'autre».

Et pour elle, le regard de Stéphane Lafleur sur ces personnages est plein de tendresse. Au-delà de tout, c'est l'espérance qu'elle a vue dans ce film sans fusil mais plein d'humains. Une espérance faite de petites choses, née de détails. Comme le manteau lilas d'une femme d'âge mûr.

Réal Bossé

C'est simple, quand Réal Bossé a lu le scénario de Continental, un film sans fusil, il n'a eu qu'une idée en tête: jouer dedans. «La clarté du texte, l'évidence du propos et la force des images qui te sautent au visage en cours de lecture... Ça été une belle découverte.»

Il n'a donc pas hésité à enfiler la peau de Louis, ce père de famille installé dans un hôtel, loin de sa femme et de ses enfants, histoire de planter les bases d'un nouvel emploi. «Il s'est servi d'un prétexte pour s'éloigner des siens, pour avoir l'espace de se demander si c'est vraiment ça, sa vie, s'il n'a pas oublié quelque chose en route, s'il ne s'est pas oublié lui-même.» Mais la réflexion tourne en rond parce qu'il est de ces gens incapables d'affronter la solitude. «Face à eux, à eux seuls, ils ne sont plus dans le mouvement.»

Louis, donc, est un anti-héros. Le héros de sa propre vie - il ne peut en aller autrement - mais un figurant dans celle de tous les autres. Et un anti-héros, un figurant, ça se joue «sans trop en mettre»: «C'est un grand travail d'abnégation, il faut que tu t'effaces. Tout est en retenu mais tout est assumé. C'est un film qui fait du bruit même quand on ne parle pas. Il n'y a aucune grande révélation. Et toi, l'acteur, tu n'es pas là pour ton ego mais pour coller au propos. Plus c'est petit, plus c'est fulgurant.»

Et pour cela, il faut faire confiance à celui qui dirige. Ça n'a pas été un problème: «Stéphane est un petit génie. Il va être «pogné» à faire d'autres films...» Réal Bossé y compte bien.

Fanny Mallette

L'effet du scénario de Continental, un film sans fusil a été immédiat. Fanny Mallette en a tourné la dernière page qu'elle se disait: «Je veux faire partie de cette aventure.» De ce qu'elle venait de lire, elle aimait le fait d'avoir ressenti des choses, elle aimait la non linéarité, elle aimait l'aspect non convenu.

Et elle aimait tendrement Chantal. «Cette fille un peu plate... beaucoup, peut-être, assez indescriptible finalement, remplie de mystères qui ne sont jamais gros.» Mais qui sont humains. Très. Chantal est réceptionniste dans un hôtel gris, près d'une autoroute grise, dans une banlieue grise. «Elle est affable, ouverte mais, en même temps, elle va chercher des gens avec qui elle sait que la relation sera brève.» La solitude, encore. Et elle est si seule, Chantal, qu'elle se téléphone et se laisse des messages. Si seule mais rêvant à ce point d'une vie-à-deux-et-plus qu'elle a posé un siège pour bébé sur son vélo. Sauf que, et elle le prouve dans une scène mémorable, elle ne saurait que faire d'un enfant.

«Ça donne au personnage une dichotomie intéressante», poursuit Fanny Mallette avant de souligner celle du film: «Il y est question de solitude mais ce n'est pas dépriment, il y a de l'espoir.» De l'espoir mesuré, dans le ton d'une oeuvre qui n'est pas faite d'éclats mais de vérité. Dans le contenu. Celui des mots mais aussi celui du jeu, «si réaliste et minimaliste que certains jours, j'avais l'impression de ne pas travailler». L'impression seulement...