Il y a les princes consorts, et pour paraphraser un humoriste, il y a les princes qu'on ne sort pas. Le cinéaste Jean-Daniel Lafond, époux de son Excellence, la gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean, appartient certainement à la catégorie des princes «qu'on sort».

Non seulement il sort volontiers de sa cage dorée de Rideau Hall, mais voilà qu'il s'apprête à sortir un film, son 15e documentaire en un peu plus de 20 ans, avec, comme personnage principal, Marie de l'Incarnation, fondatrice des Ursulines de Québec et surtout, femme excessive et engagée dans une relation passionnelle avec nul autre que Dieu, qu'elle n'hésite pas à nommer son divin époux dans ses écrits.

Le film s'intitule Folle de Dieu, mais comme l'expliquait son auteur, de passage à Montréal pour la première ce soir au FFM, «Marie de l'Incarnation est peut-être folle d'amour pour Dieu mais elle est n'est pas folle. C'est une femme forte et déterminée, une écrivaine et une dissidente. Dans une société qui s'est bâtie sur le pouvoir religieux comme la société québécoise, il me semblait bon de revisiter une icône comme celle-là».

Le projet ne date pas d'hier. Il date de 1981, année où Jean Daniel Lafond est devenu citoyen canadien après une rupture radicale avec la France, le pays de sa naissance qu'il a quitté sans raison majeure sinon le désir de refaire sa vie ailleurs et peut-être le besoin inconscient d'échapper à lui-même.

Au moment de quitter la France, son copain, le metteur en scène (et ex-directeur de la Comédie-Française) Marcel Bozonnet l'invite à lire l'abondante correspondance de Marie de l'Incarnation et à adapter ses écrits pour le théâtre.

La pièce mettant en vedette Bozonnet dans le rôle de la religieuse sera créée à Paris puis jouée au théâtre du Vieux-Québec à Québec et à l'hôtel Nelson à Montréal. C'est à Québec, dans le petit théâtre de poche fréquenté par Lorraine Pintal et Robert Lepage, que Lafond fait la connaissance de celle qui un jour incarnera pour lui Marie de l'Incarnation: l'actrice Marie Tifo.

«J'avais déjà vu Marie dans le film Les bons débarras et dès notre première rencontre j'ai eu envie de faire le film de Marie de l'Incarnation avec elle. Elle aussi en avait envie, mais on a tous les deux été pris par d'autres projets. Le temps a passé. Le film qu'on voulait faire ne se faisait jamais mais il revenait constamment nous hanter tous les deux.»

Tout bascule en mars 2003 dans le salon rouge de l'Assemblée nationale. Pierre Curzi, qui n'était pas encore député péquiste, et Michaëlle Jean, qui n'était pas encore gouverneure générale, sont ce jour-là nommés chevalier de l'Ordre de la Pléiade. Pendant qu'on les honore, leurs conjoints respectifs reprennent contact et renouent avec Marie de l'Incarnation. Cette fois-là fut la bonne.

Lafond a aussitôt présenté son projet à l'ONF. Puis il a loué une petite chapelle dans le couvent des Soeurs grises à Montréal. «Au moins deux fois par semaine pendant plusieurs mois, je m'y suis enfermé avec Marie. Ensemble, on a lu 800 lettres de Marie de l'Incarnation et choisi les textes qu'on voulait inclure dans le film.»

Au moment de leurs premières répétitions, le cinéaste et l'actrice sont loin de se douter qu'ils vont bientôt appartenir, sinon à des familles ennemies, du moins à des camps politiques divergents. La nomination de Michaëlle Jean au poste de gouverneure général en septembre 2005 puis l'élection de Pierre Curzi viennent pour le moins brouiller les cartes. Mais Lafond affirme encore aujourd'hui qu'il n'y a aucune contradiction dans le fait que l'époux de la représentante de la reine au pays soit engagé dans un projet artistique avec la compagne d'un député qui souhaite se séparer dudit pays.

«L'amitié et l'affection dit-il, n'ont pas de carte de parti. De toute façon, je ne fais pas de politique. Je n'ai jamais appartenu à aucun parti politique. J'envisage les choses sous un angle rationnel et affectueux. Il n'y a aucun malaise entre Marie, Pierre et moi. Pierre sera en principe ce soir à la première du film et Marie m'accompagnera à Québec pour présenter le film aux journalistes.»

En 1981, Jean Daniel Lafond voyait dans le parcours de Marie de l'Incarnation une parenté avec son propre parcours. Comme elle, il avait choisi l'exil volontaire, quittant son pays et son identité et renonçant aussi bien à son poste de professeur de philo qu'à ses deux filles issues d'un premier mariage.

Mais deux décennies plus tard, on peut se demander ce que ce cinéaste, qui ne croit pas en Dieu et vit dans la maison de la couronne britannique, cherche à nous dire à travers une femme qui entretient un lieu charnel voire sexuel avec son dieu. Que la passion amoureuse déplace des montagnes et bâtit des couvents? Que le fanatisme religieux a du bon malgré tout? Que pour être libre, il faut tout quitter? Qu'aimer Dieu d'amour c'est s'aimer soi-même?

En attendant la sortie (le 12 septembre) d'un film qui risque de soulever plus de questions que de réponses, le mystère demeure entier.

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Folle de Dieu est présenté aujourd'hui à 19 h 20 à L'Impérial, demain à 17 h au Quartier latin (salle 16) et samedi à 16 h 20 au Quartier latin (salle 16).