Olivier Gourmet me rencontre au restaurant XO de l'hôtel Saint James. Le comédien belge a été révélé par les cinéastes Jean-Pierre et Luc Dardenne, dont il est devenu l'acteur fétiche (Le fils, qui lui a valu le Prix d'interprétation masculine du Festival de Cannes en 2002).

Il tourne aussi beaucoup en France, et même au Québec (Jutra du meilleur acteur pour Congorama de Philippe Falardeau), mais c'est dans les Ardennes belges, où il tient une auberge avec sa femme, qu'il vit toujours. Discussion sur la Belgique.

Marc Cassivi: Le rapport de la Belgique à la France me fait penser au rapport du Canada anglais aux États-Unis. La métropole culturelle draine beaucoup de talent chez son voisin. Y a-t-il moyen comme acteur de faire carrière seulement en Belgique?

Olivier Gourmet: Ça dépend de ce que l'on entend par «faire carrière». Pour en vivre, oui, il y a moyen. Après le conservatoire, avant de faire mon premier film à 32 ans, j'en vivais. Je n'étais pas riche, mais je ne me privais pas de grand-chose. D'autres comédiens n'arrivent pas à en vivre, mais c'est le cas partout, que ce soit au Québec ou en France. Maintenant, si on veut faire carrière au cinéma en Belgique, même si les choses ont tendance à évoluer depuis les frères Dardenne et d'autres précurseurs comme Rémy Belvaux et Benoît Poelvoorde avec C'est arrivé près de chez vous...

M.C.: Ou Jaco Van Dormael.

O.G.: Ou Jaco Van Dormael. Pour faire une carrière en cinéma, c'est difficile en Belgique. Je ne pense pas qu'on puisse en vivre. La Belgique n'a pas une industrie du cinéma. C'est aussi en même temps ce qui fait sa richesse. Car si on avait une industrie du cinéma, je crois qu'on ne pourrait plus favoriser le cinéma singulier et d'auteur. Ceux qui gèrent les subventions regardent davantage la singularité, la profondeur et la richesse du projet que son potentiel de rentabilité. S'il y avait une industrie, on serait obligés de faire des entrées, comme en France. On est plus libres. Je crois que c'est un peu la même chose au Québec...

M.C.: Malheureusement, ce l'est de moins en moins.

O.G.: Sans doute parce qu'il y a un public qui s'intéresse au cinéma québécois. Alors que le cinéma belge n'intéresse pas les Belges, francophones du moins. Pour revenir à ce que vous disiez au départ, c'est vrai que le rapport entre les artistes belges et la France est probablement semblable à celui des Canadiens anglais vis-à-vis de l'omnipuissance américaine, avec la même culture et la même langue.

M.C.: Davantage que celui des artistes québécois avec la France...

O.G.: Vous êtes isolés. La France n'est pas à côté. Il y a un océan entre les deux. Vous avez plus d'autonomie. Nous sommes, de fait, inondés, à la fois par la culture américaine, comme tous les pays du monde, et par la culture française. Nous sommes inondés par la télévision française, par la presse française, par la politique française, parce que nous avons été Français jusqu'en 1830. Si Napoléon ne perd pas à Waterloo, on serait peut-être encore français et pas belges francophones. Notre culture est réellement française depuis la nuit des temps. Politiquement et géographiquement, on a été plus longtemps français que belges. Ce qui a fait aussi la richesse de la Belgique. C'est le mélange de cultures de ce pays de l'absurde où l'on a été obligés de se créer une identité. À un moment donné, on nous a dit: «Vous n'êtes plus français, et vous n'êtes plus hollandais», pour les Flamands. Une identité se crée peu à peu. C'est un pays jeune, la Belgique.

M.C.: Qui vit en ce moment des temps troubles d'un point de vue politique.

O.G.: La Belgique est aujourd'hui à un point de rupture, d'incompréhension, de différences. Parce que la culture flamande s'oppose à la culture francophone. Mais je crois que ce n'est même pas une question de culture. C'est une question géopolitique. La Belgique a vécu longtemps sur les richesses du Sud. Il faut savoir qu'au début du XXe siècle, la Belgique était la deuxième puissance économique mondiale, derrière les États-Unis, grâce entre autres au Congo et aux autres colonies. La Wallonie était la partie riche et approvisionnait la Flandre.

M.C.: Alors qu'aujourd'hui, c'est l'inverse.

O.G.: La Flandre s'est développée, a évolué et s'est tournée vers les nouvelles technologies. L'industrie wallonne a périclité. Du coup, le rapport s'est inversé. Pour parler de façon simpliste, une partie des richesses générée en Flandre retourne en Wallonie parce qu'il y a plus de chômage, plus de pauvreté, moins de dynamisme et moins d'emplois qui s'y créent.

M.C.: Beaucoup de Flamands ont l'impression de supporter la Wallonie comme un boulet.

O.G.: Complètement. Pour eux, la Wallonie est un boulet.

M.C.: C'est le discours dominant en Flandre?

O.G.: Certains politiques, hélas! de plus en plus nombreux hors de l'extrême droite, tiennent ce discours. Dans la population, c'est beaucoup plus mitigé, même s'il y a une progression dans la mentalité flamande en faveur de la scission de la Belgique.

M.C.: Il y a une polarisation de ce point de vue?

O.G.: Ça évolue, hélas!. Mais ce n'est pas encore aussi violent et menaçant que chez les politiques. Chez les politiques, il y a même certains partis de centre qui pousse à la scission et à la fin de la Belgique, sous prétexte que la Wallonie est un boulet, qu'elle n'a qu'à se débrouiller, et que la Flandre a droit à son autonomie.

M.C.: Certains Wallons préféreraient aussi être annexés à la France. Dans le contexte historique d'une Belgique francophone qui a longtemps été française, est-ce envisageable? N'y a-t-il pas un sentiment nationaliste assez fort chez les Wallons?

O.G.: La Belgique est un pays assez particulier. Je n'ai jamais senti chez les Wallons et les francophones une fibre nationale puissante et imposante. On le sent à travers certains événements douloureux de la Belgique, comme la mort du roi Baudouin. J'ai toujours trouvé qu'on manquait de fibre nationale, dans le bon sens du terme. On se laisse parfois faire. À un moment donné, le discours a tellement été violent en Flandre, on s'est tellement sentis humiliés par certains discours, que même moi j'ai dit à mon épouse: «Vivre politiquement avec un État comme ça, avec des gens qui ont cette façon de penser extrémiste et raciste, qui nous détestent, je préfère être français.» Mais certains Flamands plus modérés ont pris la parole, en parlant différemment d'une union, d'une entente, d'une volonté que la Wallonie sorte de l'ornière, afin de profiter des richesses et de nos différences pour être un État.

M.C.: Est-ce qu'une Wallonie indépendante serait viable?

O.G.: Il y a bien des discours là-dessus. Je ne maîtrise pas le dossier économique, mais ça me semble utopique. Pas irréalisable, mais très difficile et très utopique actuellement.

M.C.: Du point de vue wallon, quel regard pose la Belgique sur les aspirations nationales du Québec? Ça semble aussi utopique?

O.G.: Ça semble un peu utopique, oui, dans l'absolu. Mais je ne connais pas les raisons profondes de ceux qui veulent l'autonomie du Québec. Ce n'est pas comme les Flamands qui en ont marre de traîner la Wallonie, parce qu'elle les empêche de progresser. Ce qui est dommage, à l'ère où les frontières sautent, par exemple en Europe - tout en essayant de garder l'exception culturelle -, c'est que les gens reviennent à des discours nationalistes, régionalistes, de différences ethniques ou de mentalités. Plutôt que d'essayer de construire avec la différence, qu'elle soit culturelle, politique, sociale ou de coutume, et de la transcender afin de bâtir quelque chose. Ça aussi c'est peut-être de l'utopie...