Jacques Davidts habite un triplex du Mile End avec sa blonde Emmanuelle et leurs trois gars, qui ne portent pas les mêmes noms que les trois gars de la série Les Parent, mais qui les ont lourdement inspirés.

D'ailleurs, tous les lundis soirs, Antoine (Nino), 14 ans, Jérémie (Milou), 12 ans, et Charlélie, 16 ans, s'écrasent devant la télé avec leurs cousins qui habitent en face, une trâlée d'amis qui traînent toujours chez eux et au moins un chat pour regarder Les Parent, une série dont papa est l'auteur principal, mais qu'il écrit avec l'aide de deux autres scénaristes.

Entre deux commentaires, Nino, Milou et Charlélie se rappellent leurs meilleurs et leurs pires souvenirs sans trouver le moindrement anormal que leur père ait ainsi siphonné des bribes de leur vie pour les épingler comme des papillons virtuels sur le babillard du petit écran. Mais les fils de Jacques Davidts n'insistent pas nécessairement pour voir tout ce que leur père scénarise.

Le soir de la première de Polytechnique au cinéma Impérial, les trois fils Davidts brillaient par leur absence.

«Je crois que ça ne les intéresse tout simplement pas, commence par me dire Jacques Davidts au milieu de sa vaste cuisine éclaboussée de couleurs et de lumière, au rez-de-chaussée d'un triplex converti en maison de trois étages. Je crois aussi qu'ils m'ont trop vu m'enfoncer dans cette histoire et être complètement pris par ce drame et par le personnage de Marc Lépine. Ça ne leur rappelle pas nécessairement de bons souvenirs.»

Encore aujourd'hui, Jacques Davidts se demande comment il a fait. Comment il a réussi à écrire Les Parent (qui reviendra l'année prochaine à Radio-Canada) tout en écrivant Polytechnique - et entre les deux, le scénario du court métrage d'horreur Next Floor - sans devenir fou et sans sombrer dans la dépression.

«C'était quasiment de la scénarisation bipolaire, ironise cet ancien publicitaire. Le jour, je racontais la vie d'une famille unie, aimante, relativement équilibrée et la nuit, je plongeais dans l'univers infernal et haineux de Marc Lépine.»

Assez étrangement, le point de départ de la collaboration entre Denis Villeneuve et Davidts est une affaire de voisinage. À l'époque, le cinéaste et le scénariste vivaient tous les deux rue Hutchison et se voyaient régulièrement, parce que leurs enfants étaient amis, mais aussi parce que la blonde de Davidts, Emmanuelle Beaugrand-Champagne, un des piliers du casting à Montréal, connaissait le cinéaste. Or un jour, Villeneuve a débarqué chez Davidts en lui annonçant qu'il allait réaliser un film sur Polytechnique et qu'il voulait l'écrire avec lui. Coïncidence, Davidts avait commencé à fouiller le sujet de son côté dans l'espoir de réaliser un documentaire qui revisiterait les événements du 6 décembre 1989.

De la pub à la scénarisation

Reste que pour comprendre pourquoi un type de 50 ans, né à Liège, en Belgique, et qui a grandi à Saint-Eustache, s'intéresse à une tragédie que la plupart des Montréalais essaient d'oublier, il faut faire un détour par la publicité. Pendant 20 ans, donc pratiquement toute sa vie adulte, Jacques Davidts a été rédacteur publicitaire, chez Young&Rubicam comme chez Cossette. La campagne Ford Canada, des idées qui font du chemin, c'est lui. Taxer les livres, c'est imposer l'ignorance, c'est lui.

Et la campagne d'Un gars, une fille dans leur camionnette Ford, ça aussi, c'était lui. C'est d'ailleurs après cette collaboration que Guy A. Lepage a invité Davidts à écrire pour Un gars, une fille. Davidts a rédigé une dizaine de capsules pour l'émission, trois fois rien, mais assez pour lui donner le goût de continuer.

Pendant les trois années suivantes, Davidts apprend les rudiments de la scénarisation, notamment sur Tribu.com, une série campée dans le monde de la pub, où il est consultant avec son frère Robert avec qui il écrit en tandem.

Les deux font aussi partie du groupe de six auteurs qui écrivent Hommes en quarantaine. Puis, un beau matin, à l'issue d'une réunion chez Cossette, Davidts s'est levé et a annoncé à l'assemblée, sans animosité, mais peut-être un brin de lassitude: c'est fini, ma carrière publicitaire s'arrête ici.

«Mes collègues m'ont conseillé de prendre quelques jours de repos, un congé sabbatique même, mais j'ai refusé. La pub, c'est un métier de jeunes où tu travailles des heures de fou en roulant à 100 milles à l'heure. À 40 ans, ou tu deviens boss de l'agence, ou tu t'en vas. N'ayant aucun talent pour être patron, j'ai préféré tirer ma révérence.»

En quittant la pub, Davidts n'est peut-être pas parti avec les meubles, mais il est parti avec un certain nombre d'outils et de techniques qui allaient s'avérer précieux pour sa nouvelle carrière de scénariste.

«En pub, t'apprends à avoir des idées tout le temps et à les vendre. Et en scénarisation, t'apprends que les scénaristes, ça n'existe pas au Québec. Je ne sais pas à quoi ça tient. Peut-être la peur des mots, peut-être le fait qu'il n'y a pas une grande tradition de scénarisation. Chose certaine, les gens ont l'impression que les films s'écrivent tout seuls ou alors qu'ils auraient très bien pu les écrire eux-mêmes. Je regrette, mais scénariser, c'est construire du sens et ce n'est pas donné à tout le monde.»

Les vrais adultes

Après une année complète à écrire des épisodes de Réal-TV pour VRAK avec son frère Robert, Davidts décide d'aller explorer le documentaire. Il a une idée: montrer les coulisses du pouvoir à travers la campagne électorale d'un chef.

Monique Simard achète le projet et lui propose de suivre Bernard Landry. Sur le coup, Davidts croit qu'il va pouvoir réaliser À hauteur d'homme lui-même, mais il apprend avec une certaine déception que la réalisation a été confiée à Jean-Claude Labrecque.

Qu'à cela ne tienne. Il part à la recherche d'un autre sujet et la tragédie de Polytechnique lui vient à l'esprit. Il entame une recherche sur le sujet juste au moment où Denis Villeneuve sonne à sa porte et lui propose de faire une fiction sur exactement le même sujet.

«Très vite, on est tombés d'accord sur le fait qu'on voulait que le film dédouane les étudiants et les libère du poids de la culpabilité. Parce que dans toute cette affaire, les seuls qui ont réussi à garder le silence, à rester dignes et à résister à l'enflure médiatique, c'est les étudiants. Et pourtant, ils ont été laissés pour compte par la société des aînés qui avait d'autres comptes à régler. Dans le fond, le noeud du récit, ce n'est pas un tireur fou qui sépare les gars des filles, mais bien le fait que cette scission qu'il a créée de toutes pièces n'existait pas chez les étudiants. C'est eux, les vrais adultes de l'histoire.»

Tous égaux devant la terreur

Pendant plusieurs semaines, Davidts et Villeneuve se sont posé mille et une questions. Ils ont rencontré des témoins comme l'inspecteur Tessier chargé de l'enquête, des étudiants et ce diplômé de Poly aujourd'hui âgé de 40 ans, cadre important dans une grande entreprise, qui ne peut toujours pas évoquer les événements sans ressentir un violent trouble et une culpabilité extrême. Puis Denis Villeneuve est parti de son côté écrire une première version, qui ne marchait pas. Davidts a repris et retravaillé le scénario, tout en consultant celui qui allait mettre tout ça en images.

«Notre message, dans le fond, c'est que nous sommes tous égaux devant la terreur et que le courage n'appartient pas plus aux hommes qu'aux femmes, mais aux individus. Ce qu'il ne faut jamais oublier, c'est qu'une fusillade dans une université, ça ne s'était jamais vu avant Poly. Pour que le courage soit possible, il aurait fallu concevoir l'inconcevable. Après coup, c'est facile de critiquer ce qui n'a pas été fait, mais sur le coup, la terreur semée par Marc Lépine était un territoire complètement inconnu.»

Pendant les 24 mois de la gestation du scénario, Davidts avoue qu'il a vécu l'enfer. «Je n'avais pas le choix, même si Lépine n'est pas le sujet du film, il fallait que je plonge et que je vive avec le monstre, que je sache tout le lui, que je refasse le trajet avec lui.»

Heureusement, au bout de la nuit, il y avait la lumière du matin, le rire de ses trois garçons et le quotidien simple et léger qui reprenait ses droits sur l'horreur et le réconciliait avec la vie.