Tout était en place pour enfin réhabiliter le compositeur André Mathieu dans la mémoire collective québécoise. Parallèlement à L’enfant prodige, le film de Luc Dionne, une biographie exhaustive (signée Georges Nicholson), des émissions spéciales, des concerts, des disques. Jamais le nom d’André Mathieu n’a autant circulé, évoquant enfin autre chose que la salle de spectacle de Laval. Pour le pianiste Alain Lefèvre, qui travaille depuis plus de 25 ans à faire connaître l’œuvre du compositeur oublié, cette convergence empruntait la forme d’un aboutissement.

Même si le film de Luc Dionne, auquel il a étroitement collaboré, n’a pas obtenu le succès escompté, le musicien indique aujourd’hui que cet élément ne compte pour rien dans sa décision récente de mettre un point final à «l’épisode André Mathieu».

«Ne connaissant rien à l’industrie du cinéma, je ne peux me prononcer sur la carrière du film, indique Lefèvre au cours d’une interview accordée à La Presse. En revanche, je sens qu’il est maintenant temps pour moi de faire preuve de sagesse et de clore ce chapitre, lequel s’est déployé comme un long crescendo au cours des dernières années. Un peu trop long peut-être.»

Le réputé pianiste n’avait pourtant pas prévu les choses de cette façon. Sa décision de «lever le pied» au Québec a été prise il y a environ deux semaines à peine.

«Je ne suis pas d’une nature paranoïaque, explique-t-il, mais j’ai quand même senti le vent tourner avec des odeurs malsaines. Même si le public et les médias québécois ont en général très bien compris ma démarche, l’ont largement soutenue même, il reste que j’ai été troublé par certains propos, notamment quand on évoque un «délire» de ma part, ou qu’on me prête des intentions bassement intéressées. On peut aimer ou non la musique de Mathieu – ou mes concerts –, rien de plus normal. Mais quand on sort la hache, c’est autre chose.»

Un aspect moins reluisant

Ayant toujours célébré l’ouverture de la société dans laquelle il vit, Alain Lefèvre reconnaît devoir faire face aujourd’hui à un aspect moins reluisant de notre collectivité.

«Cela entraîne une question: sommes-nous capables, en tant que société, de nous réjouir jusqu’au bout du talent reconnu des nôtres? C’est un fil très ténu sur lequel on a du mal à se maintenir en équilibre. Pour un pianiste classique, j’ai la chance de disposer d’une grande visibilité médiatique. Le danger de la redondance est là. Il est à mon sens plus prudent pour moi d’arrêter de jouer du Mathieu au Québec. Bien entendu, j’honore les derniers contrats, mais après, j’ose espérer que des musiciens d’ici prendront le relais en inscrivant des œuvres de Mathieu à leurs programmes.»

Lefèvre ne met pas un frein à sa carrière pour autant. De nombreux concerts prestigieux figurent à son programme un peu partout dans le monde, du Festival de Lanaudière en juillet jusqu’à Berlin, Londres, et bien d’autres endroits à l’automne. Il compte par ailleurs utiliser sa notoriété à l’étranger pour imposer aussi des œuvres des compositeurs québécois contemporains François Dompierre, Walter Boudreau et Denis Gougeon.

«Chez nous, je mets la pédale douce. L’atmosphère un peu troublante que je sens me rappelle celle de l’époque où, petit gars à Ville-Émard, je me faisais planter parce que j’étais différent des autres, ou que je ne correspondais pas au bon prototype, conclut-il. Au Québec, cette réalité est encore bien présente. Malheureusement.»