Deux semaines avant d'incarner Camille Claudel et d'entreprendre ce qu'elle considère comme le rôle le plus difficile de sa carrière, Juliette Binoche est à Berlin. Pas pour se promener  à Legoland, mais pour y faire la promotion du film Elles, qui prendra l'affiche au Québec cet été.

Binoche y interprète une journaliste du magazine Elle dont la vie, parfaite et bourgeoise, est chamboulée par l'enquête qu'elle mène sur deux jeunes filles qui se prostituent pour payer leurs études. Ironie du sort, la direction d'Elle France n'a pas aimé le film et a refusé de publier une entrevue de Binoche.

Qu'importe. L'actrice française de 48 ans, lauréate d'un Oscar, d'un César et de prix d'interprétation à Cannes, Venise et Berlin, n'est jamais en manque d'entrevues, surtout pas à Berlin. Elle pourrait se prêter à l'exercice en paresseuse. Elle le fait plutôt en bête de somme.

Le jour de notre rencontre dans un café près du Palais des Festivals, Binoche, filiforme et tout de noir vêtue, a entrepris sa première table ronde d'interviews à 10h. Sa dernière a eu lieu à 18h. Cinquante minutes chaque fois et parfois plus. Et chaque fois la même intensité, la même fougue et le même charme rieur, sauf si on la prend de front comme j'ai eu le malheur de le faire, en lui demandant si elle avait lu Putain (elle ne l'avait pas lu) et en ajoutant qu'à côté de la dureté du roman de Nelly Arcan, Elles me semblait une vision idyllique de la prostitution.

Pas la meilleure des entrées en matière. Binoche s'est aussitôt mise en mode défensif: «Idyllique, je ne crois pas... Les clients ne sont pas particulièrement beaux ni sympas. Il y en a un qui pisse sur une des filles. Un autre qui la viole avec une bouteille. Il n'y a rien d'idyllique là-dedans. Au début, c'est vrai que les filles que la journaliste interviewe sont très nonchalantes et même séduites par ce métier qui leur permet de gagner de l'argent vite et de s'acheter des trucs qu'elles n'auraient pas les moyens de se payer autrement, mais on finit par voir que c'est plus compliqué que ça. Il y a plusieurs couches à ce film. Ce que j'aime, c'est que la réalisatrice ne nous fait pas la morale; elle nous montre seulement qu'il est difficile de tracer la ligne entre le bien et la mal, que le sexe aujourd'hui est mêlé à tout et que tout le monde s'y perd en fin de compte.»

Contre la représentation


Les deux  jeunes actrices (Anaïs Demoustier et Joanna Kulig) qui partagent l'écran avec la star se livrent à des scènes de sexe très explicites et presque trop joliment filmées. Quant à Bincohe, elle apparaît d'entrée de jeu en pyjama, poquée par une nuit blanche, pas maquillée. La réalisatrice polonaise Malgoska Szumowska ne cesse de louer le courage de Binoche d'avoir osé se montrer sous un jour si peu flatteur. Binoche parle plutôt de libération. «J'ai l'air d'une épave, mais, en même temps, j'ai éprouvé un certain plaisir à me laisser aller et à ne pas avoir à faire l'effort de la représentation. Moi, la représentation, je n'aime pas ça. Jouer non plus. Quand il y a trop de volonté, trop de représentation, trop de bla bla bla, ça me donne envie de vomir. La représentation  c'est extérieur alors que moi, je veux que la vie et la vérité viennent de l'intérieur.»

Pourtant, dans la longue scène de masturbation, celle qui ne jure que par la vérité du moment faisait semblant. «Je suis allée sur un site internet où les filles ne font que ça et j'ai étudié leurs expressions qui ressemblent beaucoup à l'agonie de l'accouchement. J'ai reproduit ça, sans évidemment le faire pour de vrai.»

Elles a été tourné l'an passé. La même année, Binoche a tourné dans Cosmopolis de David Cronenberg, une scène où elle fait l'amour avec Robert Pattison dans une limousine. Elle a aussi tourné dans Un singe sur l'épaule et dans La vie d'une autre. Ce titre est d'ailleurs une métaphore pour la vie de Juliette Binoche qui admet à la fin de l'entrevue qu'elle se sent parfois brûlée par les centaines de vies qu'elle  a interprétées.

«Je me suis déjà dit que je ne voulais plus faire ce métier», dit-elle sans terminer sa phrase et en se levant pour tout recommencer à la table d'à côté. Comme si c'était la première fois.