Au fil de son histoire, le cinéma français a occupé une place enviable dans le coeur des cinéphiles québécois. Pour toutes sortes de raisons, ce lien affectif semble s'être effrité depuis 20 ans. Le cinéma français a-t-il encore sa place au Québec?

Quand elle a fondé le festival Cinemania en 1995, la Montréalaise francophile Maidy Teitelbaum faisait preuve d'une ambition très précise. Dans une petite salle du Musée des beaux-arts, elle incitait les gens de la communauté anglophone à venir découvrir des films à succès déjà appréciés des cinéphiles francophones, sous-titrés dans la langue de Shakespeare. À l'époque, plusieurs doutaient de la pertinence d'un tel festival, dont la programmation était constituée de longs métrages ayant déjà fait carrière - sans sous-titres - dans les salles commerciales de la ville.

Il appert que 20 ans plus tard, le festival Cinemania, qui attire maintenant 25 000 personnes au Cinéma Impérial pendant 10 jours, joue un rôle crucial auprès des amateurs de cinéma français, francos et anglos réunis. En deux décennies, la donne a en effet radicalement changé. Alors que la production des films français est plus fructueuse que jamais (258 longs métrages ont été produits dans l'Hexagone l'an dernier), à peine moins du tiers arrive désormais sur nos rives (83 films français au Québec en 2014). En clair, cela veut dire que bon nombre des films sélectionnés maintenant par Cinemania - la programmation est désormais composée de primeurs exclusivement - ne sortiront jamais en salle chez nous. Et 12 des 35 longs métrages présentés au festival l'an dernier sont restés orphelins de distributeur.

Une transformation profonde

Plusieurs facteurs expliquent cette mouvance. Considéré comme un territoire naturellement acquis au cinéma français (ce fut le cas pendant plusieurs décennies), le Québec a vu son paysage cinématographique se transformer profondément au cours des 20 dernières années. Il y a d'abord eu - bonne nouvelle pour notre industrie - la popularité grandissante du cinéma québécois au cours des années 2000. Les films locaux ont alors grugé aux autres des parts de marché importantes. Les productions venues d'ailleurs, de France particulièrement, en ont pâti.

Ajoutez à cela l'émergence du festival de Toronto (où des vedettes françaises débarquent sans passer par Montréal), l'arrivée dans le décor de distributeurs américains spécialisés dans le cinéma international, ainsi que la difficulté qu'a le cinéma français d'imposer ses nouvelles vedettes hors de ses frontières. Il faut aussi reconnaître que la culture française n'occupe plus du tout le même espace dans l'imaginaire collectif québécois, particulièrement chez les jeunes. À l'arrivée, vous avez forcément un petit «souci».

Selon les données fournies par la société Cinéac, la part de marché du cinéma français au Québec, de l'ordre de 6,3%, a quand même été supérieure à celle du cinéma québécois (5,9%) l'an dernier. Une petite précision s'impose toutefois à cet égard. Quelques films tournés en anglais, mais produits en France par des Français, cartonnent sur le marché mondial. Ce fut notamment le cas du film de Luc Besson l'an dernier. Selon les chiffres fournis par Unifrance, l'organisme voué à la promotion du cinéma français dans le monde, Lucy, dont la vedette est Scarlett Johansson, a attiré 359 506 spectateurs au Québec. Il trône au sommet du classement, loin devant Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu? (161 580 spectateurs), bon deuxième dans le palmarès des films français lancés au Québec (toutes langues confondues). Deux films français anglophones, Taken 3 et The Transporter - Refueled, figurent en outre dans le top 5 des films français les plus populaires cette année au Québec.

Trop de films?

Pour les distributeurs québécois, la mise en marché d'un film français au Québec se révèle beaucoup plus complexe qu'elle ne l'a été à une certaine époque. Si les valeurs sûres du cinéma français trouvent toujours un public, il reste que des films plus fragiles, qui mettent en vedette des acteurs moins connus du public québécois, s'écrasent trop souvent.

«Il y a probablement trop de films français qui sortent chez nous, explique Charles Tremblay, président de Métropole Films. Cela dilue l'attrait parce qu'ils ne sont pas tous bons. Un spectateur déçu aura peut-être tendance à faire un amalgame et à se détourner du cinéma français ensuite. Aussi, les gens vont maintenant au cinéma en ciblant un film de façon précise plutôt que par habitude. Il faut leur offrir une proposition intéressante.»

De son côté, Patrick Roy, président des Films Séville (le plus important distributeur au Québec est une filiale de Entertainment One), définit ainsi sa stratégie.

«Nous recherchons principalement des films ayant un bon potentiel commercial, qui peuvent performer au box-office. Nous achetons d'ailleurs ces films très tôt, souvent même sur la base d'un scénario. Cette façon de faire nous permet d'établir nos propres conditions de mise en marché. Il est important pour nous de choisir les dates de sortie, de façon à pouvoir organiser la promotion autour de la venue des vedettes au Québec. Nous misons beaucoup sur cet aspect, car la présence de ces artistes a un véritable impact. Ce fut le cas avec Louane Emera pour La famille Bélier. Le cinéma français se porterait beaucoup mieux au Québec si les vedettes françaises acceptaient plus souvent de venir chez nous. La réalité, c'est qu'au moins 90% des recettes qu'engendrent les films français au box-office canadien proviennent du Québec. Je comprends très bien pourquoi les vedettes n'hésitent pas à aller au TIFF, mais il faudrait aussi se préoccuper davantage du marché québécois.»

Après Métropole et Films Séville, Axia Films est le troisième distributeur de films français en importance au Québec. Dirigée par Armand Lafond, cette toute petite société indépendante, qui ne compte que cinq employés, parvient toujours à tirer son épingle du jeu dans un contexte plus difficile.

«Il est certain que quand on regarde les chiffres d'il y a 15 ans, on tombe en bas de notre chaise! dit le vétéran distributeur. Mais quand un film qu'on aime trouve son public, ça reste toujours aussi enivrant. Il y a encore une bonne base d'amateurs de cinéma français au Québec. Et il y a de plus en plus de Français qui s'installent chez nous. Ça nous aide. Notre structure étant toute petite, on ne peut évidemment pas rivaliser avec les grandes entreprises, mais notre force réside dans les relations privilégiées que nous avons établies avec des cinéastes, des comédiens et des vendeurs. Abderrahmane Sissako tenait à ce que Timbuktu soit distribué par Axia au Québec. C'est dire qu'on travaille encore avec des individus et cela nous permet de bien soutenir les films qu'on aime. Parce qu'on y croit encore.»

Quelques chiffres

2015 (top 5 anglais et français)

1. Astérix - Le Domaine des dieux (186 482)*

2. Taken 3 (180 252)

3. La famille Bélier (150 180)

4. The Transporter - Refueled (42 174)

5. Samba (39 786)

* Nombre d'entrées

2011-2015 (top 5 langue française)

1. Intouchables (363 285) *

2. Astérix - Le Domaine des dieux (186 482)

3. Astérix et Obélix - Au service de Sa Majesté (166 708)

4. Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu? (161 580)

5. Des hommes et des dieux (158 268)

* Nombre d'entrées

2014

258 films français agréés, sortis en France **.

83 films français distribués au Québec.

58 films français ont attiré moins de 5000 spectateurs.

24 films français ont attiré moins de 1000 spectateurs.

** Source: Centre national du cinéma et de l'image animée

Parts de marché du cinéma français (toutes langues confondues)

2010: 3,5%

2011: 5,2%

2012: 6%

2013: 3,8%

2014: 6,3%

1 065 312

Moyenne annuelle du nombre d'entrées qu'engendre le cinéma français depuis six ans auQuébec.

Source: Unifrance

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Le festival Cinemania a lieu du 5 au 15 novembre.

La clause du hold back

Depuis maintenant plusieurs années, des distributeurs américains acquièrent les droits de films internationaux - y compris certains films français - pour l'ensemble du territoire nord-américain. Ces films sont alors relayés en sous-distribution par des sociétés québécoises, mais celles-ci doivent souvent honorer la fameuse clause du hold back. Celle-ci stipule que la sortie du dit film au Québec ne peut précéder celle aux États-Unis. 

Il y a cinq ans, Films Séville avait dû déprogrammer in extremis le film de Radu Mihaileanu Le concert deux jours avant la date de sortie prévue en vertu de cette clause. Patrick Roy, président de l'entreprise (il travaillait toutefois pour le rival Alliance à l'époque), dit négocier férocement ce genre d'ententes aujourd'hui. Il faut dire que grâce à sa taille et à son importance, cette société peut se permettre de négocier plus serré.

«Comme nous achetons les films très tôt, souvent sur scénario, nous exigeons de pouvoir les sortir sans hold back, explique-t-il. Notre marché est différent. Les dates de sortie intéressantes au Québec ne sont pas nécessairement les mêmes qu'aux États-Unis. Le seul compromis que nous faisons à propos de cette clause, c'est que nous acceptons de retenir la sortie de la version sous-titrée pour le Canada anglais. La date de sortie en DVD peut aussi être retardée à cause de cette clause et se coller à celle des Américains.»

On trouve par ailleurs dans le catalogue de Métropole Films plusieurs longs métrages acquis par la société américaine Sony Pictures Classics, notamment deux offrandes de Jacques Audiard (Un prophète, De rouille et d'os).

«Pour nous, cette clause ne change rien du tout, affirme le président Charles Tremblay. On peut discuter de la date de sortie avec eux. Si jamais on souhaite une date différente de la leur, on peut leur expliquer pourquoi. Jusqu'à maintenant, ils n'ont jamais dit non. Persepolis, par exemple, est sorti au Québec en premier. Avec le temps, ils s'en remettent à notre expertise. Et nous, on met les mêmes efforts que pour tous les films qu'on acquiert directement auprès des vendeurs français.»

PHOTO FOURNIE PAR FILMS SÉVILLE

Il y a cinq ans, Films Séville avait dû déprogrammer in extremis le film de Radu Mihaileanu Le concert deux jours avant la date de sortie prévue en vertu de cette clause de hold back.