Tout le monde dans le village indonésien de Bulumulyo connaissait l'existence du charnier, mais personne n'avait osé le visiter.

Puisque les tueurs vivaient toujours parmi eux, les proches des présumés communistes qui y ont été massacrés il y a près d'un demi-siècle pensaient qu'il était plus prudent d'oublier cette tragédie.

Quelques familles l'ont fait pour éviter d'être stigmatisées. D'autres croyaient ce qu'on leur avait enseigné: ces morts avaient été nécessaires pour sauver la nation.

Les résidants de Bulumulyo ont récemment vu le documentaire américain The Act of Killing, sorti en 2012, qui jette un regard particulier sur les centaines de milliers de personnes tuées en 1965 et 1966 en Indonésie au nom de la lutte contre le communisme. Il est disponible en ligne partout au pays et permettra peut-être d'amorcer une discussion qui aurait dû avoir lieu il y a longtemps.

Soupçonné de communisme, Supardi a passé 14 ans dans des camps de détention avant de s'installer dans ce village situé au centre de l'île de Java.

«La plupart des proches des victimes ressentent encore la peur et le traumatisme d'avoir été opprimés et intimidés durant trois décennies», a affirmé l'homme aujourd'hui âgé de 73 ans.

Bien que la critique ait salué et récompensé ce film, (déjà projeté à Montréal mais que le public pourra également voir durant les Rencontres internationales du documentaire de Montréal en novembre), la majorité des 240 millions Indonésiens n'en a jamais entendu parler, et ce, même s'il a été tourné en Indonésie et dans la langue locale.

Plus de 1000 projections clandestines ont eu lieu dans le pays, mais le documentaire n'a jamais pris officiellement l'affiche. Le réalisateur et les producteurs ne l'ont pas soumis à l'office du film indonésien de crainte qu'il ne soit carrément interdit pour éviter les manifestations ou les attaques contre les salles qui l'auraient présenté.

Le cinéaste Joshua Oppenheimer et ses partenaires ont plutôt choisi de le mettre sur le web afin que les Indonésiens puissent le visionner gratuitement. Lundi seulement, la journée anniversaire du début de la tragédie et le premier jour de disponibilité en ligne, le film de 159 minutes a été téléchargé des milliers de fois. En plus d'être uniquement disponible pour les internautes de l'Indonésie, il est aussi offert sans sous-titres afin de vraiment en restreindre l'accès aux habitants du pays.

«Le film est une invitation pour les Indonésiens à confronter les aspects douloureux d'une réalité qu'ils connaissent, mais qu'ils craignent d'aborder», a déclaré M. Oppenheimer en entrevue téléphonique.

«Pendant le tournage, j'ai souvent pensé que personne ne s'y intéresserait à cause du temps qui a passé. Mais je crois, au contraire, que tout ce temps passé fait en sorte que les gens sont prêts à avoir cette conversation, de la même manière, peut-être, que les Allemands ont attendu avant d'être prêts à voir ce qui s'est produit dans leur pays durant la Deuxième Guerre mondiale.»