Pour tout cinéphile, la présentation de Fear and Desire au Cinéma du Parc de Montréal ce week-end (ce soir, demain, et dimanche à 21h15) est un événement. À plus d'un égard. Ce drame de guerre, réalisé en 1953, a en effet lancé - modestement, il est vrai - la carrière d'un dénommé Stanley Kubrick. À 24 ans, le réalisateur de 2001, l'Odyssée de l'espace avait produit de façon indépendante ce premier long métrage dont il signe aussi, en plus de la réalisation, la direction photo et le montage.

Depuis sa sortie en salle il y a près de 60 ans, cette oeuvre de jeunesse était en pratique disparue de la circulation. L'une des seules copies encore existantes, acquise par la Library of Congress de Washington, a fait l'objet d'une restauration, et sera notamment disponible en Blu-ray/DVD à compter du 23 octobre. À l'instar du Cinéma du Parc, certains cinémas spécialisés présentent aussi Fear and Desire sur grand écran.

Avant de se laisser aller aux réjouissances, il convient toutefois de savoir que de son vivant, Stanley Kubrick n'a jamais souhaité soumettre de nouveau son film au regard des cinéphiles. À ses yeux, Fear and Desire était une «oeuvre d'amateur», un peu comme un dessin d'enfant qu'on épingle temporairement sur un mur.

Il est aussi de notoriété publique que ce perfectionniste maladif aurait consacré beaucoup de temps et d'efforts pour récupérer et racheter les copies existantes de son film, histoire de rendre très difficile son accessibilité. La moindre trace laissée par un grand artiste étant très convoitée, Fear and Desire est devenu au fil des ans un titre mythique. Des copies illicites ont été échangées. Des projections secrètes ont même été organisées de temps à autre. Comme une partie de poker illégale dans un tripot malfamé.

Même si, aujourd'hui, le parfum de clandestinité s'est dissipé, certains cinéphiles se retrouvent peut-être ici devant un dilemme moral: voir ou ne pas voir? D'un côté, la féroce envie de se familiariser avec le premier opus d'une oeuvre cinématographique qui, plus tard, se révélera fondamentale; de l'autre, le respect de la volonté d'un créateur disparu.

Rangeons-nous d'emblée dans le premier camp.

On dit souvent qu'une fois révélée publiquement, une oeuvre n'appartient plus à son créateur. Ce cliché contient sans doute sa part de vérité. Dans la mesure où l'oeuvre existe désormais de façon autonome dans l'imaginaire collectif. Il en est d'ailleurs ainsi de toutes les disciplines artistiques. Remettre en circulation un long métrage ayant déjà eu droit à une sortie commerciale ne constitue pas une «trahison». Du moins, pas au sens où l'entendrait peut-être, prenons un nom au hasard, Franz Kafka.

Le célèbre auteur du Procès, peu connu au moment de sa mort, avait en effet donné l'ordre à un ami, aussi exécuteur testamentaire, de «brûler sans restriction» tout ce qu'il avait couché sur papier. L'ami a passé outre à cette dernière volonté. Et le monde littéraire s'est enrichi de quelques chefs-d'oeuvre.

Le cas de Stanley Kubrick est différent bien sûr. D'autant que le vénéré cinéaste a tenté de faire disparaître son film «maudit» bien après son lancement, ne l'estimant pas à la hauteur de ses standards. Admettons que, n'eût été la réputation de celui qui en signe la réalisation, Fear and Desire ne marquerait en rien le cinéma contemporain. Mais ce premier essai jette quand même les bases d'une oeuvre où se recoupent certaines préoccupations. D'où l'intérêt. Fear and Desire annonce ainsi les Paths of Glory, Dr. Strangelove, et Full Metal Jacket à venir.

Alors oui, les fans du cinéma de Stanley Kubrick se feront un devoir de visionner Fear and Desire. Ils sortiront probablement déçus de la projection (les traces du «grand» Kubrick se font discrètes), mais ils comprendront du même coup encore mieux les motivations du créateur déçu. Peut-être leur admiration pour l'artiste en sera même encore plus grande. Qui sait. Paix à votre oeuvre, monsieur Kubrick.