La distribution et le tournage des films américains au Québec pourraient être mis en péril si le projet de loi, visant à obliger les studios américains à doubler la totalité de leurs longs métrages dans la province, est adopté.

C'est du moins ce que craignent certains artisans de l'industrie cinématographiques comme l'Union des artistes (UDA) - tout de même en faveur du projet de loi déposé hier par l'Action démocratique du Québec -, le Bureau du cinéma de Montréal, les propriétaires de studios et même la ministre de la Culture, Christine St-Pierre.

L'ADQ a déposé hier un projet de loi pour forcer les distributeurs et les producteurs étrangers à doubler au Québec les films qu'ils distribuent. Une telle loi existe en France depuis 1945, et permettrait, selon l'ADQ, de «mettre fin à l'incertitude dans l'industrie du doublage». Mario Dumont estime qu'il faut éviter des situations comme celle de Shrek the Third, doublé en France et qui contient plusieurs «expressions en argot parisien». «J'ai vu Shrek avec mes enfants et il y a des expressions que les Québécois n'ont jamais entendues et ne peuvent pas comprendre», souligne-t-il.

L'UDA réclame depuis plus de 30 ans des mesures plus musclées pour favoriser l'industrie québécoise du doublage. En décembre dernier, elle avait d'ailleurs déposé à l'Assemblée nationale, en collaboration avec le député péquiste Daniel Turp, une pétition de 20 498 noms pour demander au gouvernement Charest de légiférer.

Malgré tout, le président de l'UDA, Raymond Legault, est conscient que des mesures législatives peuvent avoir des effets pervers sur la distribution et des tournages américains au Québec. «Oui, il y a un danger, admet-il. C'est possible qu'il y ait des représailles. Mais ça risque de toucher certains majors qui ne font pas 100 % de leur doublage ici. Ce ne sont pas tous les studios, tient-il à souligner. Et dans la mesure où il y a de l'argent à faire ici, les studios qui décideraient de nous bouder vont revenir.»

Pour sa part, Michel Trudel, propriétaire des studios Mel's, qui loue plusieurs de ses installations à des producteurs américains, est en total désaccord avec l'idée d'adopter une loi visant à leur forcer la main. «Il y a une chose qu'il ne faut pas oublier, c'est que les studios américains n'aiment pas se faire dire quoi faire et se faire menacer, mentionne-t-il. Laissons le choix aux producteurs et faisons en sorte qu'ils décident de venir doubler ici.»

«C'est difficile de savoir ce que les Américains pourraient faire si le projet de loi était adopté mais on peut penser qu'ils seraient capables de mettre une certaine pression», croit pour sa part Daniel Bissonnette, commissaire au Bureau du cinéma et de la télévision de Montréal (BCTM).

M. Bissonnette n'exclut pas la possibilité que certains films en provenance des États-Unis cessent pendant une certaine période d'être distribués au Québec. En ce qui concerne les tournages, il ne croit pas que les Américains décideront de boycotter la province. «Il faut se rappeler que des sommes considérables sont en jeu et que les Américains cherchent toujours le meilleur endroit pour filmer à meilleur coût.»

Le commissaire du BCTM cite d'ailleurs en exemple le cas du film The Curious Case of Benjamin Button, un film américain mettant en vedette Brad Pitt, tourné la semaine dernière dans la métropole. L'équipe de production s'est installée dans le Vieux-Montréal afin de recréer le Paris des années 50 et Moscou en 1940.

Si le tournage avait réellement eu lieu dans ces villes, les coûts auraient été exorbitants, souligne M. Bissonnette.

Scepticisme libéral à Québec

Par ailleurs, à Québec, la ministre de la Culture, Christine St-Pierre est elle aussi sceptique face au projet de loi de l'ADQ. «Les films qui sont moins vendeurs pourraient décider par exemple qu'ils ne viennent pas ici parce que les crédits d'impôt ne sont pas là, soutient-elle. Ça coûte quand même 75 000 $ pour doubler un film au Québec.»

La ministre n'a pas rejeté d'emblée le projet de loi, mais soutient qu'elle préfère des mesures incitatives, comme des crédits d'impôt, qui ont donné dans le passé de bons résultats.

Le porte-parole du Parti québécois en matière de culture, lui-même ex-président de l'Union des artistes, Pierre Curzi, a salué l'initiative de l'ADQ, même s'il la juge incomplète. Si par le passé, le PQ a toujours rejeté les mesures législatives, il a toutefois changé son fusil d'épaule en raison de l'arrivée des DVD et le popularité grandissante d'Internet.

«(Mais) le projet de loi ne touche pas au gros problème de la prolifération des DVD en langue anglaise, ou il n'y a même pas de version française, ou une version faite en France», a-t-il souligné. Le Parti québécois appuie le projet de loi, même si M. Curzi estime qu'il est fort probable que les majors utilisent des moyens de pression contre l'adoption de cette loi, pouvant aller même jusqu'à la menace d'un boycott.

Mario Dumont refuse de prendre en compte d'éventuelles représailles. «Les revenus qui sont faits au Québec sont considérables par des entreprises de cinéma américain. Je suis convaincu que toutes ces notions de boycott, c'est des menaces qui ne sont pas réelles», a-t-il dit, soulignant que les produits dérivés: DVD, jeux et figurines sont aussi une source de revenus importante dans le marché québécois.

Par ailleurs, si le gouvernement décide de ne pas aller de l'avant avec ce projet de loi, il est très peu probable qu'il puisse être adopté, même si les deux partis d'opposition sont en faveur et majoritaires à l'Assemblée nationale. Le parti au pouvoir détenant beaucoup de contrôle sur l'ordre du jour au parlement, l'adoption d'un projet de loi proposé par l'opposition n'est pas techniquement impossible, mais pourrait prendre plusieurs mois, voire des années.

Selon les chiffres fournis par l'UDA, la proportion des films doublés au Québec est passée de 78 % en 2004 et 2005 à 72 % en 2006. Cette industrie emploie environ 800 personnes.