Une chanson, un documentaire. Dans les deux cas, Richard Desjardins se plaît à raconter une histoire. Le chanteur a mis sept ans pour livrer celle du Peuple invisible, qui met en scène les Algonquins de l'Abitibi et du Témiscamingue. Mais il a surtout joué à l'élève durant toutes ces années, lui qui, comme bien des Québécois, connaissait à peine son sujet.

Comme il aime écrire des chansons, des mélancoliques, des comiques, des chimériques, Richard Desjardins aime plonger dans le documentaire. Mais jamais seul, comme lorsqu'il compose des refrains. Avec son pote Robert Monderie.

En tandem, ils mettent le monde sur la carte. Le leur, celui des forêts éventrées de l'Abitibi (L'erreur boréale) et des mines qui affaiblissent leurs employés (Comme des chiens en pacage, Noranda). Et, plus récemment, celui des Algonquins, dans Le peuple invisible.

Ils se sont rencontrés à 12 ans, ont trinqué dans les «night-clubs» de Rouyn. L'un a fini par prendre une plume, l'autre, une caméra, tout en rêvant de devenir documentaristes. «On avait 25 ans, se rappelle Desjardins. On regardait ce qui se faisait à l'ONF. Mais ce n'était pas évident de faire des documentaires. Personne ne payait pour ça. Il fallait descendre à Montréal et travailler la nuit. On était pauvre comme de la neige!

«Reste que le documentaire, c'est venu en même temps que la chanson, ajoute l'artiste de 59 ans. J'ai fondé le groupe Abbittibbi en 1974 et on a commencé à travailler sur Comme des chiens en pacage en 1975.»

Le chanteur s'est réalisé dans l'un plus vite que dans l'autre. Dans les années 70, la gang d'Abbittibbi chantait pour des oreilles sourdes. Les poches de chacun étaient vides. Pour se refaire, Richard Desjardins s'est poussé à la Baie-James et est devenu «technicien en asphalte». «Durant tout l'été de 1975, on pavait le chemin entre LG2 et l'aéroport de Radisson, raconte-t-il. Quelques mois plus tard, Robert m'a dit: Rouyn-Noranda fête ses 50 ans. Ce serait une bonne occasion de filmer.»

Comme des chiens en pacage, qui naîtra de cette première collaboration, a très bien été accueilli. «Un an après, on s'est donc embarqué dans un documentaire sur un chanteur country métis (Mouche à feu, 1982). On avait un bon crédit, mais ça s'est mal passé. Le chanteur était tout le temps saoul. Le film est sorti... et est rentré tout de suite!»

En 1982, après plusieurs désillusions, la bande d'Abbittibbi met la hache dans son rêve musical. En solo, Desjardins amorcera plus tard la fructueuse carrière que l'on sait (assez notoire pour que la revue française Chorus inscrive récemment deux albums de l'artiste à son palmarès des 60 meilleurs albums francophones depuis 1992). «Quand on fait des documentaires, on passe sa journée à attendre que le téléphone sonne, dit le chanteur. J'écris donc des tounes.»

Desjardins ne pourrait évidemment que s'exprimer par la chanson. «Ce qu'on fait avec le documentaire est beaucoup plus important, dit-il. On parle du territoire. Une chanson, ça n'énerve pas les ministères! À la sortie de L'erreur boréale, on s'est senti obligé de faire une commission d'enquête. On n'était pas dans le showbiz!»

Richard Desjardins a une patience qui atteint rapidement ses limites. Qu'importe, s'embarquer dans un autre documentaire ne le rebute jamais. «La chanson, le documentaire, c'est la même chose. Dans les deux cas, on raconte une histoire. Sauf qu'en documentaire, on ne peut pas inventer une histoire!»

Chaque fois, au départ, c'est le flou total. À peine Desjardins et Monderie ont-ils un sujet qui les chatouille. À la fin des années 90, L'erreur boréale les a mis en contact avec des membres de certaines communautés algonquines, mais sans plus. «Quand on aperçoit des Algonquins le long de la route 117 (dans le parc de La Vérendrye), on ne sait pas d'où ils arrivent et où ils s'en vont», disait Desjardins à l'ouverture du Festival du film international en Abitibi-Témiscamingue, le mois dernier.

Le tandem «ignorant» met alors des années (sept pour Le peuple invisible) à explorer, créer des liens, consulter des historiens, filmer, monter...

Le peuple invisible (produit par l'ONF avec un budget de 600 000$) est le plus long documentaire réalisé par le duo. Il raconte en 90 minutes l'histoire de sept des neuf communautés algonquines de l'Abitibi et du Témiscamingue. On y découvre des groupes divisés, pauvres, maltraités et laissés-pour-compte par les gouvernements. On pointe la caméra vers des localités sans électricité, on raconte les sévices subis par de jeunes Algonquins mis en pension dans des écoles catholiques, on énumère les droits bafoués de ces autochtones et on fait le bilan de leurs dépossessions territoriales.

L'oeuvre à la fois émouvante et pédagogique a été bien accueillie par les communautés algonquines. «Une fois montrée en Abitibi, j'ai eu un grand soulagement, avoue Desjardins. Les Algonquins allaient-ils être contents de la proposition? Ils ont trouvé le film dur, mais ils l'ont accepté.»

De quoi redonner rapidement le goût au chanteur de se remettre à l'ouvrage, lui qui dit ne pas s'épuiser en réalisant des documentaires. «Parce que je ne travaille jamais 24 heures en ligne, explique-t-il. Après deux heures en salle de montage, je dois décrisser! Quand on insiste trop, on défait son ouvrage. Je vais alors jouer de la musique. Ma mère m'a déjà dit que petit, je pouvais jouer aux marionnettes, puis d'un coup tout lâcher pour aller jouer au football et y revenir plus tard. L'important est de demeurer intense.»

Et si la sortie du Peuple invisible causait un tsunami médiatique comme à la sortie de L'erreur boréale? Aux yeux des Algonquins, Desjardins et Monderie pourraient-ils devenir des voix officielles? Huit ans après L'erreur boréale, Desjardins est, par exemple, toujours activement impliqué dans le groupe d'intervention L'action boréale (à titre de vp). «Je ne me laisserai pas happer par ça, cette fois, jure-t-il. La forêt est un peu à moi, mais les Indiens ne m'appartiennent pas! L'erreur boréale, c'est l'exception. Pour les Algonquins, il faut qu'il se passe de quoi, mais allez au Ministère des Affaires indiennes. Ne m'appelez pas!»