Même s'il contraste fortement avec les films précédents de Nicolas Klotz, La question humaine s'inscrit parfaitement dans la démarche d'un cinéaste qui s'interroge sur le monde actuel. Et sur la nature du cinéma.

Nicolas Klotz emprunte souvent une approche documentaire dans ses films de fiction. Ou, à tout le moins, une approche très «documentée». Dans Paria, il explorait le monde des sans-abri. Dans La blessure, celui des sans-papiers. La question humaine, son nouveau film, pourrait constituer le dernier volet d'une trilogie sur les valeurs de la société actuelle. À la différence que, cette fois, les protagonistes ne sont pas marginalisés. Au contraire, ils sont plutôt riches. Ils font même partie de ceux qu'on célèbre et dont on vante les réussites. Or Klotz, toujours avec l'aide de sa fidèle complice - et scénariste - Elisabeth Perceval, creuse sa réflexion pour tenter de débusquer les mécanismes d'un système néolibéral implacable. Dont la nature déshumanisante semble aussi parfois emprunter quelques traits à un chapitre peu glorieux de l'histoire récente.

«Nous réfléchissions à ces questions, Elisabeth et moi, depuis plusieurs années, expliquait Nicolas Klotz au cours d'une entrevue accordée à La Presse lors de son passage au Festival du nouveau cinéma de Montréal, l'automne dernier. Puis, j'ai entendu à la radio une interview très étrange de François Emmanuel, qui venait parler de son nouveau livre, La question humaine. J'ai été à la fois troublé et complètement fasciné par ce qu'il racontait. Je me suis tout de suite procuré le bouquin. J'ai d'abord demandé à Elisabeth de le lire, histoire de voir si elle pouvait vraiment y trouver une piste de réflexion. Je me méfie en effet parfois de mes enthousiasmes. Qui sait si je n'avais pas tout simplement été hypnotisé par la voix de l'auteur?»

Premier verdict d'Elisabeth: ce livre ne fait pas un film. Mais il dégage néanmoins certaines avenues. François Emmanuel aborde de surcroît dans son récit des thèmes qui, d'une certaine manière, prolongent ceux déjà explorés dans Paria et La blessure.

«Ce qui m'intéressait surtout, indique Elisabeth Perceval, c'est la démonstration que fait Emmanuel à propos des liens historiques. On ne peut comprendre le contemporain sans avoir en tête l'Histoire en général, et les événements de la Seconde Guerre mondiale en particulier. Or, cette notion est désormais complètement évacuée du discours ambiant. Aussi ai-je été frappée par la précision avec laquelle l'auteur démasque le langage du pouvoir. Le livre montre en effet comment la domination d'une idéologie passe avant tout par la transformation du langage. N'est-ce pas ce que les nazis ont fait en assassinant d'abord la langue allemande? La langue de la philosophie, de la poésie, de la musique et de la littérature est devenue, sous leur joug, la langue de l'ordre, de la terreur et du racisme.»

Pour aborder toutes ces questions dans un film de fiction, la scénariste a dû donner de la consistance au protagoniste en lui imaginant d'abord un cadre de vie, ce que ne faisait pas l'auteur de façon précise dans son livre.

«Tout ce qui avait été laissé dans l'ombre dans le récit de François Emmanuel devenait pour nous une matière à creuser, soutient la scénariste. Le livre constitue une expérience de la pensée. Cette expérience revêt un caractère plus sensoriel, plus incarné au cinéma.»

Des liens troublants

La question humaine relate ainsi le parcours de Simon (Mathieu Amalric), un psychologue attaché au service des ressources humaines d'une grande entreprise pétrochimique. Ses belles certitudes sont sérieusement ébranlées le jour où son directeur (Jean-Pierre Kalfon) lui confie une étrange mission: faire secrètement enquête sur la santé mentale d'un autre dirigeant que l'on soupçonne de dépression (Michael Lonsdale). Les découvertes que fera Simon au cours de cette enquête le troubleront au plus haut point, notamment quand le passé du dirigeant refait surface. Une proximité idéologique et langagière se révèle en effet alors ouvertement entre le nazisme et le système de pensée néolibéral. À tout le moins sur le plan de l'obsession de la performance.

«Évidemment, il ne s'agit pas de faire ici un lien direct entre l'horreur nazie et le monde de l'entreprise, prévient Nicolas Klotz. Mais il y a quand même lieu de réfléchir à la question. Et de dire simplement que ce qui a pu être possible hier peut encore l'être aujourd'hui. Nous portons cette histoire dans nos corps, dans notre quotidien, même si nous en sommes de plus en plus déconnectés.»

Film exigeant et sophistiqué, La question humaine a attiré de nombreux spectateurs l'automne dernier en France. Dans un contexte où des productions de ce genre se font de plus en plus rares, cet écho du public s'est évidemment révélé encourageant pour les deux créateurs.

«Je crois sincèrement que le spectateur a besoin d'être aimé dans son intelligence, fait valoir Elisabeth Perceval. Je crois aussi qu'il est en résistance par rapport à une industrie qui ne le réduit désormais qu'à un chiffre. Or, le public est vivant. Il a besoin d'exister, de s'exprimer par rapport à ce qu'il voit. Une salle de cinéma n'est pas seulement un lieu de consommation. Elle doit être avant tout un lieu de créativité, de part et d'autre. Car le spectateur entre aussi en créativité avec un film. Nous le croyons fermement.»