Tout le monde à Bombay veut se frotter au cinéma. Ici, il n'est pas rare qu'un cireur de chaussures essaie de refiler un scénario qu'il a écrit aux passants à l'air glamour. Les agences de femmes de ménage demandent le double pour une domestique qui balaie le plancher des célébrités. Ceux qui peuvent se le permettre fréquentent les restaurants et les boîtes de nuit hors de prix pour côtoyer les stars.

«Bollywood, c'est le rêve qui unit les 13 millions d'habitants de cette ville. Tous, pauvres et riches, y viennent pour devenir célèbres, pour devenir quelqu'un», raconte la journaliste indépendante Taran Khan.

Jeune intellectuelle musulmane, elle n'échappe pas complètement à la règle. Elle est venue à Bombay avec son mari pour faire carrière dans les médias et dans le documentaire. «Comme New York ou Los Angeles, cette ville a une énergie infinie», dit-elle, assise dans un des restos-bars les plus chics du Tout-Bombay, Shiro.

Chaque année, des centaines de milliers de nouveaux venus convergent vers Bombay. Depuis que l'économie indienne s'est réveillée et connaît un taux de croissance dépassant les 7%, sa métropole économique est littéralement devenue le nouvel eldorado.

Et celui-ci brille de tous ses feux sur les écrans. Tellement que l'industrie cinématographique de Bombay a gagné le surnom de Bollywood. Elle produit plus de 200 longs métrages chaque année et dépasse Hollywood au box-office pour le nombre de billets vendus. À titre indicatif, en 2002, 3,6 milliards de personnes ont acheté des billets partout dans le monde pour voir des films de Bollywood. La même année, Hollywood a vendu un milliard de billets en moins.

Les fans de Bollywood ne sont pas seulement en Inde. Les films de trois heures à l'eau de rose, contenant tous cinq ou six scènes musicales dans lesquelles les héros ne s'embrassent jamais, font courir les foules en Afghanistan, en Iran, dans le monde arabe et en Afrique.

«Le résultat est que l'industrie d'ici ne se compare pas à Hollywood. Les stars de Bollywood ne sont pas intéressées par l'Occident. Elles sont d'immenses célébrités ici et en Orient en général. L'industrie se suffit à elle-même», explique la maquilleuse Virginia Holmes.

Dans les coulisses

Cette jeune femme au début de la trentaine, originaire de Londres, est une des rares Occidentales à connaître Bollywood de l'intérieur. Depuis six ans, elle évolue dans les coulisses des grands studios indiens.

«Après avoir terminé mes cours de maquillage à Londres, je me suis demandé où je pouvais aller pour lancer ma carrière. Hollywood ne m'attirait pas. Alors, je me suis dit, pourquoi pas Bollywood?»

À 25 ans, la petite blonde débarque à Bombay avec une de ses collègues anglaises. «Je n'avais qu'un numéro de téléphone en poche et ma carte de crédit», se rappelle-t-elle, attablée chez Indigo, le restaurant le plus branché de Bombay. Un repas pour deux y coûte facilement 150$ - une fortune en Inde, où le revenu moyen par personne est de moins de 700$ par année.

Rapidement, après leur arrivée, les deux jeunes Anglaises se font remarquer. Elles obtiennent leur premier contrat et sont invitées dans les fêtes les plus courues en ville. «Nous avons rapidement rencontré des stars. J'ai été choquée par tous les signes extérieurs de richesse mis de l'avant. Tout le monde se promène dans les fêtes avec sa carte», raconte Virginia Holmes.

La maquilleuse a vite découvert que ce n'est pas nécessairement le talent qui ouvre les portes des studios de Bollywood, mais les contacts. L'industrie est en grande partie contrôlée par une vingtaine de familles. On est actrice de mère en fille et producteur de père en fils. Même chose pour les techniciens sur les tournages. «Rares sont ceux qui sont capables de s'imposer face à ces clans», déplore la jeune femme.

Le système de clans n'est pas le seul obstacle qu'elle a rencontré sur sa route. Son métier est une affaire d'hommes à Bombay. Les filles s'occupent des coiffures, les hommes du maquillage. Sur les plateaux de tournage, on l'appelle «le maquilleur».

Virginia Holmes révèle aussi que les mauvais payeurs sont nombreux dans l'industrie. «Beaucoup de gens sont là pour se remplir les poches au détriment du travail des autres.»

Mais, malgré tout, la maquilleuse a réussi à se tailler une place à Bollywood. Elle a même fondé une petite société avec une coiffeuse indienne. Toutes deux roulent leur bosse de contrat en contrat, de tournage de publicité en tournage de films. «Je suis beaucoup plus avancée dans ma carrière que je ne l'aurais été si j'étais restée en Angleterre. Il y a vraiment plus d'occasions ici», constate Mme Holmes.

Du kitsch à l'art

Les Indiens s'enrichissent, Bollywood aussi. Et l'industrie gagne en maturité et en professionnalisme. «En général, ce sont les films masala (épicés), caractérisés par les histoires d'amour et les scènes de danse et de musique qui rapportent de l'argent. Mais depuis quelques années, les films d'art trouvent leur petit coin au soleil eux aussi. Le succès grandissant des superproductions et l'ouverture des cinémas multiplex ouvrent la porte à une autre cinématographie», explique l'acteur indo-canadien, Parvin Dabbas.

Il en sait quelque chose. Mannequin, élevé entre Delhi et la banlieue de Toronto, il a tenté sa chance à Bollywood en 1999 sans grand succès. Son étoile a commencé à briller après que la cinéaste Mira Nair l'eut choisi pour un des rôles principaux du film Monsoon Wedding. D'abord ignoré en Inde, ce film d'auteur a récolté le Lion d'or à Venise et a ensuite connu un important succès populaire. «Monsoon Wedding a changé un peu l'industrie. C'est un petit film sorti de nulle part qui a fait pas mal d'argent et a reçu beaucoup de reconnaissance partout dans le monde. Depuis, les cinéastes indiens ont commencé à expérimenter un peu plus. Le cinéma indien est en pleine expansion», dit celui qui enchaîne depuis les rôles en Inde et aux États-Unis.

Parvin Dabbas estime que la prochaine conquête du cinéma indien sera l'Occident. Grâce à des budgets de plus en plus imposants, les films de Bollywood gagnent en raffinement. Ils utilisent davantage d'effets spéciaux et projettent l'image d'une Inde contemporaine, en pleine mutation. «L'Inde n'a pas encore produit son Tigre et dragon (superproduction réalisée par le Taiwanais Ang Lee), mais ça ne saurait tarder», dit-il en regardant par la fenêtre de son condo ultramoderne, situé dans un nouveau secteur résidentiel dans le nord de Bombay. D'ici, on aperçoit au loin les studios de Bollywood et on a, pour un moment, l'impression d'être au centre du monde.