C'était il y a 50 ans, presque jour pour jour. Le matin du 1er février 1958, un jeune cinéaste passionné de l'ONF nommé Michel Brault filme la remise des clés de la Cité de Sherbrooke par le maire Armand Nadeau aux dirigeants d'une association américaine de raquetteurs.

La ville-reine des Cantons-de-l'Est vibre ce jour-là au rythme d'un festival provincial de raquettes, un genre de carnaval d'hiver avec ses concours sportifs, ses demoiselles d'honneur et sa reine couronnée par nul autre que le hockeyeur étoile Maurice Richard.

La remise des clés, captée sur pellicule 35 mm, s'avère somme toute banale, mais le moment sera marquant dans l'histoire du cinéma.

Car au même moment le preneur de son Marcel Carrière, tout juste arrivé de Montréal avec son magnétophone à ressort Makhak, se précipite pour mettre un micro sous le nez du maire. On l'aperçoit d'ailleurs quelques secondes dans le film. «C'est extraordinaire car on voit là mon premier plan au son synchrone de ma carrière», souligne le célèbre cinéaste maintenant âgé de 80 ans, en entrevue.

Cette scène fait partie des premières minutes du documentaire Les raquetteurs, tourné à Sherbrooke les 1er et 2 février 1958 et reconnu aujourd'hui comme l'un des premiers films de cinéma direct au monde. Il retiendra l'attention des cinéastes d'avant-garde l'année suivante au Flaherty Seminar, présenté à l'Université de Californie, à Santa Barbara. «Quand ils verront ce film, les cinéastes diront «voilà ce que l'on cherche à faire»», explique Pierre Véronneau, conservateur à la Cinémathèque québécoise.

Simple, mais hors norme

À première vue, ce court métrage de 15 minutes est tout simple. Dénué de narration, il entraîne le spectateur à travers une journée d'hiver à Sherbrooke.

On voit par exemple des raquetteurs en plein marathon marcher devant l'école primaire Coeur-Immaculé-de-Marie (rebaptisée Desranleau en 1966) alors en pleine campagne d'Ascot Nord (Fleurimont aujourd'hui), un défilé de fanfares et majorettes interrompu par le passage d'un train voyageur au centre-ville, des coureurs concourir en raquettes sur l'anneau de l'ancien hippodrome

En notre époque d'infos 24/7, ces images ne semblent pas révolutionnaires. Au mieux, elles piquent notre curiosité nostalgique. Pourtant, le tournage de Michel Brault et le montage de Gilles Groulx brisaient toutes les normes et standards en vigueur. Laisser promener la caméra, portée à l'épaule, sans aucune mise en scène pour s'assurer de témoigner de la vie réelle des gens, ça ne se faisait tout simplement pas.

À l'époque, le documentaire onéfien était créé en studio avec des acteurs et une lourde équipe technique. Un narrateur à la voix empesée expliquait avec lyrisme ce qui se déroulait à l'écran. (Daniel Bélanger, sur son coffret Tricycle, fait notamment une parodie rigolote de ce genre ronflant d'après-guerre.)

Et lorsque les films étaient tournés en scène extérieure, un scénariste réécrivait les dialogues que l'on faisait ensuite débiter aux gens ordinaires. «La vie prenait le bord», raconte avec dépit Brault qui se remémore un documentaire sur la culture de la pomme de terre tourné ainsi à l'Île-aux-Grues, quelques années avant son fameux film.

Une intuition

Au départ, Brault ne devait venir à Sherbrooke que filmer une capsule de quatre minutes pour la série Clin d'oeil que l'ONF distribuait dans les salles de cinéma. Ces petits films étaient projetés avec les nouvelles d'actualité avant le programme principal. Mais, comme il lui est arrivé souvent dans sa carrière (il se fera congédier de l'ONF à quelques reprises pour être réembauché par la suite), il n'a fait qu'à sa tête.

«J'avais rencontré le mercredi les organisateurs de l'événement avec Gilles Groulx et j'ai senti qu'il allait se passer quelque chose d'intéressant», se remémore-t-il. Quoi? Il ne peut le dire exactement. Une intuition, c'est tout. Mais il a surtout la conviction qu'il doit filmer. Tourner beaucoup. Il ajoute donc un zéro au bon de commande pour que le magasinier lui remette non pas 30 minutes de pellicule, mais 300 minutes!

À Sherbrooke, Brault tourne en toute liberté. Plutôt que de soigner son éclairage et de filmer au loin à l'aide d'un téléobjectif, il filme à la lumière naturelle, au milieu des gens, avec un grand angle pour ne rien manquer même s'il a l'oeil vissé au viseur.

Le poids de la caméra allemande Arriflex exigeait des cadreurs une grande force physique pour pouvoir la manipuler sans trépied. Ils se faisaient fabriquer des harnais spéciaux pour y parvenir. Malgré cette difficulté, Brault ne cesse de filmer tout ce qu'il voit. «Il était partout à la fois. On voit le départ, le déroulement et la fin des courses comme s'il y avait 10 caméras sur le parcours. Pourtant, il était seul», souligne Pierre Véronneau.

«La promiscuité de la caméra avec les gens, c'est la force de Michel, poursuit le conservateur. C'est le plus grand opérateur de l'époque. Il anticipe l'action. Il se lève avec le joueur de grosse caisse, il ne bouge pas quand la fille au départ d'une course ne part pas au coup de fusil. Il est excellent.»

Fin du duplessisme

Pour jauger cette audace de capter les à-côtés de l'événement les coureurs exténués, les spectateurs désintéressés, les messages d'exaspération d'un organisateur, un festivalier éméché plutôt que son côté officiel, il faut se retremper dans le contexte puritain en ces dernières années de duplessisme. Dans le diocèse de Sherbrooke, les clubs de raquetteurs étaient alors les seuls lieux publics où danser n'était pas un péché, rappelle Micheline Dumont, historienne à l'Université de Sherbrooke.

«Alors, imaginez ce que ça pouvait représenter que de filmer une fête où les gens dansent et boivent en ayant un plaisir fou!» s'exclame Stéphanie Lanthier, chargée de cours en cinéma à l'UdeS.

«Ce n'était pas planifié», se défend Brault, qui reconnaît qu'une certaine ébullition culturelle était annonciatrice de la Révolution tranquille. «On sentait bien qu'il fallait faire quelque chose. Nous étions tous avides de changement et la technique qui s'imposait, c'était celle du cinéma direct.»

Pour parvenir à filmer la fête du couronnement dans le club «Tuque rouge» de la rue Belvédère, il n'hésite pas à pousser au maximum la sensibilité de la pellicule, ce qui grossit le grain du film et donne une image dramatique aux visages. Au diable la norme d'image hyper léchée de l'ONF!

Emblème culturel

À son retour à Montréal, son patron anglophone décide qu'il n'y a rien à faire avec ce matériel, rapidement mis sur les tablettes. «Il n'avait rien compris», croit encore aujourd'hui Michel Brault. Que cela ne tienne, au cours des semaines suivantes, Brault et Groulx prennent une copie au laboratoire, obtiennent un budget et font le montage de leur film hors norme.

À la sortie du court métrage, Brault se fera accuser de ridiculiser les raquetteurs. Il faut avouer qu'à l'ouverture, il se fait moqueur en écrivant en surimpression la définition de «raquette» tirée du Larousse : «Appareil que l'on s'attache aux pieds pour marcher sur la neige sans y enfoncer». Pourtant, on ne verra dans son film que des raquetteurs marcher dans les rues asphaltées!

Mais rapidement, le sentiment de voir enfin la société québécoise sans filtre officiel ralliera les spectateurs. «C'est un moment dans la vie québécoise. À l'époque, la culture populaire canadienne-française était considérée un peu «quétaine» par rapport à la culture plus élitiste. Tout à coup, ce film arrive et devient l'emblème de la culture québécoise, explique Pierre Véronneau. Il possède une grande richesse sociologique et anthropologique.»

Porté par le succès critique international, Les raquetteurs sera distribué dans toutes les ambassades canadiennes. Pour Michel Brault, il pavera la voie à son classique du cinéma direct Pour la suite du monde, tourné à l'Île-aux-Coudres en 1963 et présenté à Cannes l'année suivante.

Filmographie sélective

Le nom de Michel Brault apparaît à plus de 200 génériques

2003 : LA MANIC
1999 : QUAND JE SERAI PARTI... VOUS VIVREZ ENCORE
1996 : OZIAS LEDUC... comme l'espace et le temps
1994 : MON AMIE MAX
1992 : SHABBAT SHALOM
1991 : MONTRÉAL VU PAR
1990 : DIOGÈNE
1989 : LES NOCES DE PAPIER
1988 : L'EMPRISE
1985 : A FREEDOM TO MOVE
1980-74 : LE SON DES FRANÇAIS D'AMÉRIQUE
1974 : LES ORDRES
1971 : L'ACADIE, L'ACADIE
1970 : ÉLOGE DU CHIAC
1968 : LES ENFANTS DE NÉANT
1967 : ENTRE LA MER ET L'EAU DOUCE
1963 : POUR LA SUITE DU MONDE
1963 : LES ENFANTS DU SILENCE
1961 : LA LUTTE
1958 : LES RAQUETTEURS