Atteinte à la liberté d'expression; mesures rétrogrades; retour de la censure. La révélation d'une disposition du projet de loi C-10 a attisé la colère des gens du milieu du cinéma et de la télévision.

«C'est le seul geste concret que le gouvernement conservateur a fait pour le cinéma depuis qu'il est au pouvoir, a commenté hier le producteur Roger Frappier. Et il s'agit d'un geste de cette nature!»

Rappelons les faits. Le Globe and Mail a révélé l'existence d'une disposition du projet de loi C-10, modifiant la Loi de l'impôt sur le revenu. Il y est stipulé que les crédits d'impôt alloués à des productions cinématographiques et télévisuelles pourraient ainsi être retirés d'une production jugée «offensante», ou «contraire à l'ordre public». Le journal torontois évoque aussi la volonté du gouvernement fédéral de mettre sur pied, sous l'égide de Patrimoine Canada et du ministère de la Justice, un comité qui aurait pour mandat de passer en revue les différentes productions.

Selon tous les intervenants du milieu joints par La Presse, cette mesure laisserait la porte ouverte à des décisions arbitraires, fondées sur des considérations de «valeurs morales» à géométrie variable.

«Il est très inquiétant qu'un comité relevant du ministère de la Justice devienne le gardien moral de la société, a déclaré hier soir Denise Robert, la productrice de L'âge des ténèbres. L'outil essentiel de la création, c'est la liberté. Une mesure comme celle-là est tout simplement inacceptable.»

«D'abord, il s'agit d'une rebuffade pour Téléfilm Canada, a observé de son côté Roger Frappier. Les gens en place possèdent une grande expertise dans le domaine du cinéma et évaluent déjà les projets en vertu des lois en vigueur au Canada. Cette mesure amènera de surcroît les créateurs et les producteurs à pratiquer l'autocensure. C'est déplorable. Tout notre système de production est remis en question.»

Producteur de Borderline, un film qui comporte notamment des scènes érotiques plus crues, Frappier compare la nouvelle disposition canadienne au système de révision qui a cours en Chine. «Nous n'avons pas pu tourner La fille du botaniste là-bas car les autorités chinoises nous en ont empêchés. Le fait que les protagonistes étaient deux jeunes femmes amoureuses l'une de l'autre nous a valu cette interdiction. Pourrai-je encore produire un film comme celui-là au Canada en vertu de ces nouvelles règles? Serait-ce «contraire à l'ordre public» ? Ce n'est pas la création qui est obscène. Ce qui est obscène, c'est l'entrave à la pensée créatrice et à la liberté d'expression. Je ne pensais vraiment pas voir cela en 2008!»

Des mesures inutiles

Jean-Pierre Lefebvre, président de l'Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec, affirme avoir appris avec «pure consternation» les mesures envisagées dans le projet de loi canadien.

«Nous rappelons que le Canada est une démocratie possédant les instruments juridiques et les chartes nécessaires pour faire obstacle à ce qui menacerait le bien public, a-t-il déclaré par voie de communiqué. Les mesures en question nous ramèneraient un siècle en arrière, au moment où l'Église et l'État s'ingéraient directement dans la vie publique et privée des citoyens et des créateurs. Nous prions donc l'honorable Josée Vermer, ministre du Patrimoine canadien, de retirer immédiatement du projet de loi C-10 de telles rétrogrades et honteuses insanités.»

Cité hier dans le Globe and Mail, le cinéaste canadien David Cronenberg va dans le même sens et parle d'une «attaque contre la Charte des droits et libertés». «Ironiquement, ce sont les films canadiens s'étant démarqués sur le plan international qui seraient les plus menacés. Des films un peu plus particuliers, réalisés avec de petits budgets par des cinéastes comme moi. On croit voir un comité de la Chine communiste chargé de passer en revue une deuxième fois ce que Téléfilm Canada aurait déjà laissé passer!»

«Cela donne ainsi un droit de veto sur des productions déjà complétées, ajoute Nicole Robert, productrice de Tout est parfait. Si le visa est refusé, il faut alors rembourser les sommes investies. Pour nous, c'est la faillite pure et simple!»

Rien au budget

Pierre Even, producteur de C.R.A.Z.Y., estime par ailleurs que cette mesure n'est qu'une «excroissance ridicule de ce gouvernement». «Ces gens perdent un temps fou à créer des mesures complètement inutiles. Cette disposition ne peut en effet pas tenir la route sur le plan juridique. Je trouve beaucoup plus inquiétant le fait que ce gouvernement accorde son soutien à des lobbys qui prônent de telles mesures plutôt qu'aux créateurs et aux gens du milieu. Malgré les nombreuses représentations que nous avons faites depuis deux ans pour sensibiliser ce gouvernement à nos besoins, il n'y avait encore strictement rien pour le cinéma dans le budget annoncé plus tôt cette semaine. Ce gouvernement ne comprend rien à la culture, pas plus qu'au fonctionnement de ses institutions culturelles. Si jamais cette loi est adoptée, le milieu va se regrouper et s'organiser très rapidement. Parce que c'est complètement ridicule.»

Le projet de loi C-10 en est maintenant à l'étape de la troisième lecture au Sénat.