Après plus de 40 ans de cinéma «engagé», Ken Loach persiste et signe. Avec son nouveau film It's a Free World, le vétéran cinéaste britannique se place cette fois du côté des exploiteurs. Pour mieux illustrer la logique implacable du système économique.

Le nouveau film de Ken Loach, It's a Free World, s'inscrit dans la démarche d'un cinéaste dont les préoccupations sociales sont les mêmes depuis toujours.

Plus de 40 ans après sa diffusion, on parle encore aujourd'hui, en Grande-Bretagne, de Cathy Come Home, un docudrame sur des sans-abri qui avait à l'époque bouleversé 12 millions de téléspectateurs. Et qui, depuis, s'est gravé dans la mémoire collective anglaise. Dix-neuf longs métrages de fiction plus tard, Ken Loach propose aujourd'hui un drame social inspiré par la nouvelle réalité économique dans laquelle doivent se débattre les gens de condition plus modeste. Fait unique dans le cinéma de Ken Loach, le projecteur est cette fois braqué sur les exploiteurs plutôt que sur les victimes. Même si, parfois, la ligne qui sépare les deux groupes est plutôt mince.

«En me plaçant de ce côté, cela me permettait d'illustrer la logique implacable dans laquelle s'engluent ceux qui commencent à contourner les lois pour faire un peu plus de profits, expliquait cette semaine le cinéaste au cours d'un entretien téléphonique accordé à La Presse. Ce qui est particulièrement insidieux dans le cas de l'héroïne de notre film, c'est que le système fait désormais en sorte qu'une femme comme elle ne pourrait probablement pas survivre si elle jouait franc-jeu.»

Les sujets que choisit d'aborder Ken Loach dans ses films sont souvent déterminés par des conversations du cinéaste avec le scénariste Paul Laverty, son fidèle complice depuis Carla's Song.

«La collaboration entre Paul et moi est très précieuse car les films qui en découlent semblent parler d'une seule voix. Nous bavardons tout simplement de tous les sujets - cela va du football à la politique - et l'envie de creuser une thématique s'impose. Après The Wind that Shakes the Barley (Palme d'or à Cannes en 2006), nous avions envie de revenir à des préoccupations plus contemporaines. It's a Free World s'inspire d'une réalité créée de toutes pièces par le contexte économique dans lequel nous vivons. On compte de nombreux laissés pour compte, particulièrement chez les immigrants.»

La perversité d'un système

L'idée d'un film dont l'histoire tournerait autour d'une agence de recrutement, spécialisée dans le placement d'immigrants, est ainsi née. Fondée par Angie (Kierston Wareing), une jeune battante qui se retrouve au chômage après avoir refusé les avances d'un patron, et Rose (Juliet Ellis), la colocataire de cette dernière, cette entreprise opère en toute légalité. Angie trouvera quand même vite le moyen de mieux la rentabiliser en utilisant des moyens peu recommandables.

«C'est bien là que réside la perversité du système, fait remarquer Loach. Angie n'a pas du tout d'intentions malveillantes au départ, mais le contexte fait en sorte qu'elle s'engage dans une voie dont elle peut difficilement sortir par la suite. Dans nos sociétés, on encourage pourtant ce type d'ambitions. La course aux profits à laquelle participent les entreprises est valorisée. Pour un peu, Angie pourrait être élue femme d'affaires de l'année!»

Aux yeux de Loach, il était d'ailleurs important que le spectateur puisse souscrire aux efforts qu'effectue Angie, une mère célibataire, pour subvenir à ses besoins. «La vie ne lui fait tellement pas de cadeaux qu'on lui pardonne presque de tourner les coins ronds sur le plan administratif. D'autant plus qu'elle promet bien de régulariser tous les aspects de son entreprise dès qu'elle aura la tête hors de l'eau. Or, ses gestes deviennent progressivement inexcusables. Étant sur la ligne de front des exploiteurs, Angie utilise à son profit les règles du libre marché.»

Loach a encore une fois fait appel à une inconnue, Kierston Wareing, pour camper le rôle de son héroïne. «Cela n'est pas systématique mais il est vrai que je choisis souvent des acteurs qui n'ont pas déjà une personnalité cinématographique établie. Ce qui m'importe, c'est de trouver la meilleure personne pour jouer le rôle. Celle qui pourra rendre le personnage avec le plus de vérité possible. Je fixe souvent mon choix sur un acteur dont la personnalité s'harmonise avec celle du personnage, à vrai dire. Quand il provient aussi de la même classe sociale, c'est généralement plus facile.»

«Pour trouver Angie, poursuit-il, j'ai bien dû rencontrer quelques centaines d'actrices. Nous procédions par élimination. Pendant tout le processus, Kierston n'a jamais quitté notre esprit. On lui a finalement donné le rôle. Une fois les acteurs choisis, je reste bien entendu très attentif, mais je ne les submerge pas d'indications non plus. J'estime que moins on en dit à un acteur, mieux c'est. Dans la mesure où on le force ainsi à se fier à son instinct. Je préfère de loin ce qui sort du ventre à ce qui provient de la raison!»

Présenté sur grand écran dans plusieurs pays du monde, It's a Free World n'a jamais été distribué en salle en Angleterre. Le film a en effet plutôt fait là-bas l'objet d'une présentation à la télévision, sur la chaîne Channel Four.

«Ce qui m'importe, c'est que le film ait sa petite pertinence au-delà de la simple histoire qui est racontée dans le film, déclare Ken Loach. Comme la presse britannique est très polarisée sur le plan idéologique et qu'elle penche généralement plutôt à droite, il n'y a pas véritablement eu de débat autour du film. Et puis, j'ai l'impression que notre économie tire aussi tellement bien profit de cette main-d'oeuvre bon marché qu'on préfère ne pas voir ce qui se cache derrière cette réalité.»