Aujourd’hui, quelque chose s’est brisé. Une barrière, un bouclier invisible, un garde-fou à émotions... Je ne sais comment nommer cette chose avec justesse. Je sais seulement qu’elle s’est effondrée.

Au moment précis où je suis entrée dans la tente de la jeune Halima. L’odeur m’a prise à la gorge, une odeur âcre d’humidité. La chaleur, il faisait si chaud à l’intérieur, c’était à en suffoquer. J’ai levé les yeux au plafond, un simple treillis recouvert de sacs de plastique, de toile et de bout de tissus dont les extrémités pendouillaient dans le vide. J’ai levé les yeux au plafond et les larmes ont jailli. À peine. Ça s’est passé en une fraction de seconde. Un moment d’inattention de ma part. J’ai trouvé n’importe quel prétexte. Une pile à récupérer dans le camion. J’ai quitté la tente en vitesse, j’ai pris une grande respiration et je me suis dit: «Ok, concentre-toi sur ton travail.» Mais en dedans, ça brassait. Un torrent prêt à tout rafler sur son passage. Quelques gouttes avaient réussi  à s’infiltrer dans mon regard et pour la première fois, j’ai senti que le barrage ne tiendrait peut-être pas le coup.
 
Intuitivement, je savais qu’il ne fallait pas m’arrêter, qu’il ne fallait surtout pas m’asseoir, que si je commettais cette erreur, j’en aurais pour l’après-midi à déverser des larmes de frustration, de colère, de découragement. Merde. Aucun être humain ne devrait en être réduit à vivre dans des conditions aussi précaires. Surtout pas Halima, une jeune fille de treize ans qui paraît en avoir neuf, et qui traîne son histoire triste partout où elle va. Une histoire qui commence  de la même façon que celle des autres réfugiés. Son village est attaqué et brûlé. La panique. Les habitants courent dans toutes les directions. Un groupe s’enfuit vers les montagnes. Halima le suit. En marchant, elle tourne la tête dans tous les sens: les membres de sa famille ont disparu. Il lui faudra attendre un an avant de les retrouver. À l’époque de l’attaque, en 2004, Halima est une petite fille de 9 ans qui n’a d’autre choix que celui de suivre des étrangers pendant des kilomètres et des kilomètres. Elle s’arrête dans un village. La suite reste confuse. Pendant près d’une année, elle vit dans une maison avec un homme. C’est tout ce que l’on sait. Lorsqu’on lui pose des questions sur cette période, elle baisse les yeux et elle se tait. Je comprends, pour la première fois, que le silence d’une enfant peut être plus difficile à supporter que n’importe quelle description horrible.  

Vous savez ce qui m’a ébranlée plus que tout ? Au-delà de sa difficulté à parler de son passé, c’est sa difficulté à imaginer son futur. Lorsqu’on lui a demandé ce qu’elle souhaitait  pour l’avenir, elle a haussé les épaules.  Comme si elle n’espérait plus rien de cette vie qui l’a déjà tant écorchée. «Tu aimerais retourner vivre dans une maison comme celle que tu avais dans ton village?» l’interroge notre traducteur. «Non, je vais rester ici au camp.» Silence. Halima regarde une fois de plus le plancher de terre battue. Lorsque nous sommes allés la chercher ce matin au Child Friendly Center soutenu par l’UNICEF, un centre qui vient en aide aux enfants du camp, elle jouait à la corde à danser avec ses amies. Elle semblait passer un bon moment. Tranquillement, nous avons commencé à lui poser des questions. Nous l’avons suivie jusqu’à sa tente. L’entrevue s’achève et la voilà maintenant repliée sur elle-même qui fixe le vide. Notre traducteur lui demande gentiment : «Halima, nous allons partir bientôt et nous voulons savoir si tu vas bien. Si tu sens que ça va aller, regarde l’un de nous dans les yeux.» Nous attendons, mal à l’aise. Halima maintient son regard baissé. «Je crois que nous devrions la laisser tranquille maintenant. Nous devons accepter qu’il y aura toujours une part de tristesse en elle.»

Le soir de cette entrevue, il s’est mis à pleuvoir très fort. Je me souviens avoir regardé longtemps la pluie tomber en compagnie de Stéphanie. Nous étions déjà arrivées à notre maison d’accueil. Notre esprit était encore avec Halima. On savait que la pluie passait à travers le toit et les murs de son abris de fortune. Mon barrage a tenu le coup, une fois de plus. Je me suis rappelé cette phrase qu’une travailleuse humanitaire  m’a dite à mon arrivée au pays. «Ici, nos larmes sont indécentes.»

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Pour en savoir plus, consultez le site www.unicef.ca.