Wong Kar-wai est le premier à le reconnaître: il refait à peu près toujours le même film. Même si l'intrigue de My Blueberry Nights, dont les têtes d'affiche sont Norah Jones, Jude Law et Natalie Portman, est campée aux États-Unis et défile en anglais, le célèbre cinéaste hongkongais n'a pas changé son style pour autant.

Les admirateurs de Wong Kar-wai se sont un peu inquiétés le jour où ce dernier leur a annoncé qu'il s'apprêtait à tourner aux États-Unis son premier film en anglais. Le réalisateur perfectionniste d'In the Mood for Love allait-il céder aux chants des sirènes et y perdre son âme en chemin?

«My Blueberry Nights n'est pas du tout un film américain», précisait le cinéaste l'an dernier à Cannes, où sa nouvelle offrande a été présentée au cours de la soirée d'ouverture du Festival. «Ce film est produit par une société de Hong Kong; il est financé par des capitaux européens; et il a été tourné aux États-Unis. L'unique raison qui m'a décidé à réaliser ce long métrage en anglais consiste en ma volonté de travailler avec Norah Jones.»

La chanteuse fut d'ailleurs la première surprise de l'intérêt que lui portait soudainement ce cinéaste venu d'ailleurs. «Je le connaissais quand même de réputation, a-t-elle déclaré de son côté au cours d'une rencontre de presse tenue sur la Croisette, mais je n'avais jamais vu ses films. Quand Wong est venu cogner à ma porte, j'ai cru qu'il me proposerait de composer la trame musicale de son film. J'ai sursauté quand il m'a dit qu'il songeait plutôt m'offrir le rôle principal. Je lui ai alors demandé des précisions, mais il n'en avait pas beaucoup à me donner, car le scénario n'existait pas. J'ai finalement accepté sa proposition, compte tenu de sa réputation, mais je n'aurais pas donné mon accord à n'importe qui. Parce que je ne suis pas du tout une actrice!»

Quand on demande à monsieur Wong les raisons pour lesquelles ce film ne pouvait se faire sans Norah Jones dans son esprit, il nous renvoie tout de suite à la voix de sa célèbre interprète.

«J'ai toujours été attiré par ce que je connais de Norah à travers sa musique, explique le réalisateur. Mais le facteur le plus déterminant réside à mon sens dans sa voix. Norah possède une voix très cinématographique, derrière laquelle tu peux tout de suite déceler une histoire. Ce choc de cinéma que j'ai ressenti relevait alors pour moi de l'évidence. Je me devais de faire un film avec elle.»

Il fut aussi très vite entendu que Norah Jones ne contribuerait pas au film sur le plan musical. «Je voulais qu'elle devienne immédiatement une actrice aux yeux du spectateur, précise Wong Kar-wai. Si je l'avais fait chanter ou si j'avais utilisé sa musique, cela aurait créé de la distraction.»

Son oeuvre cinématographique étant construite comme autant de chapitres d'un même bouquin, le cinéaste est ainsi allé puiser son inspiration dans un court métrage qu'il a réalisé il y a huit ou neuf ans. À l'époque, il avait envisagé d'intégrer ce petit film à In the Mood for Love, mais avait finalement renoncé. Tony Leung et Maggie Cheung en étaient évidemment les têtes d'affiche.

Le coup de foudre artistique que le réalisateur de Chungking Express a éprouvé pour Norah Jones l'aura incité à développer la même histoire pour en faire un long métrage, en l'adaptant cette fois dans un contexte américain.

Divisé en trois chapitres, My Blueberry Nights relate le parcours d'Elizabeth (Jones), une jeune femme qui, après un chagrin d'amour, prend la route pour se découvrir à travers les autres. Elle fera d'abord la rencontre à New York de Jeremy (Jude Law), un patron de café qui l'aidera à voir la vie sous un autre angle; puis, à Memphis, celle d'un policier tourmenté (David Strathairn) ayant du mal à accepter le départ de sa femme (Rachel Weisz). Elle se liera enfin d'amitié avec une joueuse invétérée (Natalie Portman) à Las Vegas.

Le titre du film évoque par ailleurs la tarte aux bleuets que les clients du café de Jeremy ne mangent jamais...

Une rencontre déterminante

Au lendemain de la présentation cannoise, Jude Law ne pouvait cacher son enthousiasme au cours d'une rencontre où étaient invités quelques représentants de la presse internationale. «Je me pince encore! disait-il, encore incrédule. Je suis dans un film de Wong Kar-wai!»

L'acteur britannique appréhendait pourtant sa rencontre avec le cinéaste au départ.

«J'admire tellement ses films que j'avais carrément peur de ne pas être à la hauteur, explique-t-il. D'autant plus que son approche est très, comment dirais-je, évolutive. Et, puis, je n'avais encore jamais tourné sous la direction d'un cinéaste qui n'utilise pas un scénario comme matériel de base. Cette méthode de travail était complètement nouvelle pour moi.»

S'il faut en croire l'acteur, cette approche a eu un impact majeur dans sa vie professionnelle.

«J'ai plus appris avec Wong Kar-wai qu'avec n'importe quel autre réalisateur, affirme-t-il sans ambages. Les craintes que j'ai eues au départ se sont vite estompées, car le fait de ne pas travailler avec un scénario se révèle finalement très libérateur. On doit alors créer de l'authenticité. Le travail évolue au fil de notre connaissance mutuelle aussi. On ressent les choses. Rien n'est discuté ou exprimé clairement. Tout part de soi. Dans toute ma carrière, Jeremy est probablement le personnage dans lequel j'y ai le plus mis du mien. Cette expérience a en tout cas complètement changé ma vision des choses. Je n'aborde plus mon métier de la même façon.»

Fidèle à sa réputation, Wong Kar-wai a bien évidemment retravaillé son film depuis sa présentation cannoise. La version qui prendra l'affiche vendredi est plus courte - de près de 20 minutes - que celle qui fut présentée l'an dernier sur la Croisette. Rappelons qu'au lendemain de la soirée d'ouverture, le film avait été accueilli poliment, sans susciter d'excès d'enthousiasme, ni de réactions violentes. Au Festival de Cannes, c'est déjà beaucoup.