La carrière de Rémy Girard compte parmi les plus prolifiques du monde artistique québécois. Un film en moyenne par année depuis 30 ans. Pourtant, jamais le populaire acteur n’avait encore incarné un personnage ayant déjà existé. C’est maintenant chose faite avec Le piège américain, où il devient Lucien Rivard, ce célèbre criminel québécois qui s’est retrouvé mêlé à une série d’événements qui ont façonné l’Amérique des années 50 et 60.

Des cabarets de La Havane jusqu’à Montréal, en passant par La Nouvelle-Orléans, Dallas et l’Indonésie, Le piège américain (à l’affiche la semaine prochaine) relate le parcours hors de l’ordinaire de ce brigand qui aimait cultiver la discrétion.

«C’est un personnage dont on ne savait à peu près rien, explique le comédien. Moi-même, je n’avais aucune idée de l’envergure du personnage. J’ai rencontré des gens qui l’avaient côtoyé. Les policiers avaient l’air de le respecter. Il jouait le jeu correctement. Lorsque survenaient des descentes, il ouvrait la porte aux agents, leur servait le café. Il ne faisait pas de crise. Il avait aussi une grande autorité dans le regard. Il n’avait pas besoin d’élever la voix.»

Selon le comédien, les Québécois de l’époque éprouvaient une certaine fierté à son endroit. «À cette époque, le trafic d’héroïne ne voulait pas dire grand-chose pour le monde. On ne savait pas trop ce qu’il faisait vraiment. Il était une sorte d’Arsène Lupin, un gentleman cambrioleur. D’après ce que j’en sais, il n’a jamais tué personne. Peut-être une fois, il a cassé la gueule à un gars...»

Grâce à son flair et à son sens de la débrouillardise, Lucien Rivard a réussi à côtoyer plusieurs membres importants de la mafia italo-américaine. «Il parlait quatre langues — le français, l’anglais, l’italien et l’espagnol —, ce qui fait que tout le monde avait besoin de lui. Il avait les contacts avec les grosses familles du crime, mais en même temps, il ne faisait partie d’aucune d’entre elles. C’était un loner. Il était low profile. Il n’était pas flamboyant comme les Italiens.»

Après avoir frayé avec les grosses pointures du monde interlope, Lucien Rivard deviendra un objet de manipulation. D’où le sens caché du titre du film. La saisie de 75 kilos d’héroïne par les douaniers américains, alors que la drogue était dissimulée sous le siège de la voiture, n’aurait pas été le fruit du hasard.

«Rivard n’aurait jamais caché de drogue dans un siège d’auto. C’était un frame-up, une façon d’attirer l’attention ailleurs», croit Girard, en faisant référence au meurtre imminent de John F. Kennedy. À défaut de ne jamais connaître la vérité, le comédien épouse lui aussi la thèse de la conspiration et de l’assassinat commandité par la mafia. Un événement charnière de l’histoire de l’Amérique dans lequel Rivard aurait trempé indirectement. «L’argent de ses transactions de drogues aurait servi à financer l’assassinat. Lui croyait plutôt que la cible était Fidel Castro. C’est une période de sa vie où il s’est senti piégé.»

Une figure emblématique

Après avoir porté à l’écran la vie de Séraphin Poudrier (Un hom­me et son péché) et de Maurice Richard, le réalisateur Charles Binamé a découvert avec Lucien Rivard un autre personnage plus grand que nature. «Une figure emblématique du développement du Québec», avance-t-il.

Avant d’entreprendre le tournage du Piège américain, Char­les Binamé connaissait seulement de Rivard la «légende urbaine du boyau d’arrosage». En mars 1965, alors qu’il était incarcéré à la prison de Bordeaux, Rivard aurait pris prétexte de l’arrosage de la patinoire extérieure pour sauter le mur avec l’aide des boyaux. «On a su par la police qu’il est plutôt sorti par la porte d’en avant. Sa cavale a duré trois mois. Ç’a été la plus grande chas­se à l’homme de l’histoire du cri­me au Québec.»

La lecture du scénario de Fabienne Larouche et de Michel Trudeau lui a permis de mieux comprendre tout ce qui se cachait derrière ce personnage. Le cinéaste a aussi dévoré le livre Ultimate Sacrifice, d’Amar Waldrom, «la référence ultime pour les partisans de la thèse du complot dans la mort de John F. Kennedy».

«Par son implication avec des membres de la mafia, on croit qu’il a été à un degré de séparation de l’assassinat de Kennedy. Il était dans cette mouvance-là. Le film jette un regard sur cette époque, avec un des nôtres, peut-être le seul, qui en a été témoin.»

Au sujet du jeu de Rémy Girard, le cinéaste a été renversé de voir le vétéran comédien se glisser avec autant de facilité dans la peau de son personnage. «Rémy, c’est monsieur Tout-le-Monde, le Canadien français typique. Il a une force hallucinante pour imposer sa bouille. Il est littéralement devenu le personnage, il s’est transformé. À un certain moment, j’étais moi-même convaincu d’être avec le vrai Lucien Rivard…» 

Lucien Rivard, le Canadien français dans la cour des grands

Pour la scénariste et productrice du Piège américain, Fabienne Larouche, l’incroyable vie de Lucien Rivard représente une métaphore du Canada francophone des années 50 et 60, prolétarien et conquis, qui aspirait à la richesse. Plutôt que de se contenter de son carré de sable, le caïd québécois est allé jouer dans la cour des grands.

«Les Québécois formaient un peuple conquis. Arrive tout à coup ce gars qui a décidé de dire non, et de mener sa vie à sa façon. Ce n’était pas un héros dans le sens noble du terme, mais il l’est devenu un peu par la force des choses», explique la célèbre auteure, dont Le piège américain constitue sa première incursion au cinéma.

C’est en lisant un roman de James Ellroy, American Tabloid, où il est fait mention d’un Canadien français œuvrant dans le monde du crime, que le duo a découvert qu’il pouvait s’agir de Lucien Rivard. Fabienne Larouche et son conjoint Michel Trudeau ont passé plus de cinq ans à mener des recherches afin de mieux cerner le personnage et démêler ses liens avec le crime organisé italo-américain, entre Montréal, Cuba et La Nouvelle-Orléans.

Le scénario du Piège américain relate des pans de vie du caïd, sans pour autant laisser entendre qu’il s’agit de parole d’Évan­gile. Où se termine la réalité, où commence la fiction? A-t-il vraiment été mêlé indirectement à l’assassinat de John F. Kennedy?

«C’est un voyage imaginaire dans la tête de Lucien Rivard, explique l’auteure de Virginie. Au début, c’est lui qui mène son destin, mais il devient de plus en plus manipulé. Ce que j’aimais de son histoire, c’est qu’il permettait d’entrer dans le mythe américain.»