Troisième long métrage d'Abdellatif Kechiche, La graine et le mulet dépeint avec humour et sensibilité les efforts d'une famille d'origine tunisienne qui tente de retourner le sort en montant un restaurant de couscous. Un film touchant malgré quelques longueurs, heureusement compensées par la verve et la couleur des personnages. Ce film français sort en salles au Québec vendredi.

Slimane Beiji (Habib Boufares), immigré tunisien de 60 ans, a trimé toute sa vie sur les chantiers navals de Sète. Père divorcé dévoué et aimant, il essaie de garder le contact avec ses enfants, à qui il aime offrir du mulet, un poisson utilisé dans la recette du couscous au poisson, spécialité familiale des Beiji. Mais après 35 ans de dur labeur, Slimane, usé, n'est plus aussi productif qu'avant. Il est bientôt licencié.

Ballotté entre sa famille et sa maîtresse, qui se détestent cordialement, peinant à joindre les deux bouts, Slimane tente de rebondir en ouvrant un restaurant qui lui ressemble, et qui prouvera qu'il est capable d'accomplir quelque chose. Il rachète un vieux bateau avec l'idée d'en faire un établissement spécialisé dans le couscous au poisson. Aidé par Rym (Hasfia Herzi), la fille de sa maîtresse dont il est très proche, Slimane entame la tournée des banques et des administrations pour obtenir les autorisations nécessaires. Mais devant l'accueil pour le moins tiède de ses interlocuteurs, il décide d'inviter les «huiles» de la ville à une grande soirée pour les convaincre de la validité du projet. Toute la famille se met alors au travail.

Sans misérabilisme, Abdellatif Kechiche dresse un portrait subtil d'un anti-héros touchant, dépourvu de tout talent remarquable hormis son acharnement à travailler pour les siens. Un père avant tout, résolu à ne pas se laisser enterrer avant l'heure, que ce soit par le monde du travail, qui veut l'expulser sans même une retraite convenable, ou son fils aîné, qui insiste pour qu'il retourne au bled.

??travers Slimane, c'est d'ailleurs à tous les immigrés de la première génération qu'Abdellatif Kechiche a voulu rendre hommage. «Pour moi, ce sont des héros qui ont eu un courage immense: celui de quitter leur pays d'origine, de trimer et de subir toutes les humiliations, avec le seul espoir que les enfants aient une vie meilleure», explique-t-il. Le réalisateur avait d'ailleurs prévu, au moment de l'écriture du film, d'offrir le rôle de Slimane à son propre père, mais celui-ci est décédé avant que le projet ne puisse être monté.

C'est toutefois quand il partage l'écran avec Rym que le personnage de Slimane prend toute sa dimension et échappe au rôle étriqué de simple bon père de famille luttant contre l'adversité. Cet homme vieilli avant l'âge, patriarche quasi mutique, forme avec sa ronde alliée, petite amoureuse platonique dotée de l'énergie et de la naïveté de l'adolescence, un couple improbable qui illumine le film. Duo de bras cassés, elle sans père, lui sans avenir, ils sillonnent l'oeuvre, serrés sur la mobylette du vieil homme, dans une performance d'autant plus remarquable qu'aucun des deux interprètes n'avait de véritable expérience en tant qu'acteur.

Ces deux âmes pures évoluent dans une tribu savoureuse, à la fois attachante et agaçante, mesquine même parfois, comme n'importe quelle famille, même si celle-ci se distingue par son attachement à ses racines - lesquelles ne semblent pour une fois ni contradictoires avec la modernité, ni source de rejet de la part des jeunes. Car Abdellatif Kechiche, de son propre aveu, a voulu montrer autrement ces Français d'origine arabe.

Le bruit des engueulades et des conversations de femmes pendant la préparation de la «graine» - semoule - pour le couscous, la chaleur du port de Sète et du salon de l'appartement HLM où toute la famille s'entasse pour le déjeuner dominical, forment un contraste bienvenu avec le calme solitaire du cheminement de Slimane et permettent en partie d'éviter une trop grande impression de langueur, pour ce film qui dure tout de même 2 h 30.