Truffe. Elle est au singulier dans le titre. Elle pullule dans les sous-sols d'Hochelaga-Maisonneuve. Un champignon magique qui va en faire voir de toutes les couleurs aux protagonistes d'un film en noir et blanc. Incursion dans un univers décalé en compagnie de celui qui l'a créé, le cinéaste Kim Nguyen; et de deux acteurs qui s'y sentent comme chez eux, Céline Bonnier et Roy Dupuis.

Hallucination contrôlée

La truffe n'est pas un champignon hallucinogène. Mais Truffe, le nouveau film de Kim Nguyen après l'excellent Le marais et avant le très attendu La cité des ombres est une expérience hallucinante. Une hallucination, donc, mais tout en contrôle. Le réalisateur, scénariste et producteur sait visiblement où il va et comment s'y rendre.

Hommage aux films de série B, oeuvre psychotronique en noir et blanc qui plante un pied dans l'onirisme et l'autre, dans le terre à terre (et même la boue), comédie noire à l'humour décalé, «Truffe ne fera pas consensus, admet d'emblée Kim Nguyen. Mais...» La phrase reste en suspens. Mais, donc, il l'a fait quand même, avec un budget de 1,2 million, à partir d'une idée qui tournait dans sa tête depuis longtemps, portée par un certain air du temps.

Il avait vu Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry, Songs of the Second Floor de Roy Andersson. «Des films qui parviennent à toucher, vraiment, malgré leur côté surréaliste, grâce à l'humanité de personnages évoluant dans une réalité qui est du domaine du rêve... et qui ne s'en étonnent pas.»

Il en va ainsi d'Alice et de Charles (Céline Bonnier et Roy Dupuis, voir autre texte), propriétaires d'une «binerie» d'Hochelaga-Maisonneuve dans le sous-sol de laquelle, à cause du réchauffement climatique, poussent des truffes en quantité. S'ensuit une ruée vers cet or noir. Truffe ne s'attarde toutefois pas à l'euphorie provoquée par l'apparition de cette manne, mais à la morosité qui s'installe à la suite de l'effondrement du cours du champignon magique (ah! la loi de l'offre et de la demande!) et de l'installation, dans le quartier, d'une inquiétante compagnie qui veut contrôler la production mondiale du produit écrasant sur son chemin les petites gens qu'elle transforme en marionnettes grâce à des «cols de fourrure» vivants.

Ce long métrage «qui ne se prend pas au sérieux, et c'est assumé», qui adresse des clins d'oeil à Léolo, à l'univers de Tremblay et à un tas de films de genre, est né entre les draps de Kim Nguyen. Ou sur son divan, car il y a là quelques symboles très freudiens les truffes, fruits ronds et charnus, objets de toutes les convoitises; et les cols de fourrure, allongés et poilus, qui pénètrent les corps: «C'est vrai que j'aimerais, un jour, faire ou voir une biographie filmée de Freud. Pas à partir de sa vie mais en utilisant sa propre psychanalyse, ses rêves, puisqu'il les a mis sur papier», s'amuse le cinéaste.

Bref, pendant un mois et demi, il s'est prêté à l'exercice de l'écriture automatique. Au coucher, en état de demi-sommeil «Sans essayer de contrôler mes rêves ou mes pensées, au risque de m'éveiller» il notait les mots, les images qui montaient en lui. Le lendemain, il s'ouvrait aux idées que cela provoquait en lui. «Pour finalement me rendre compte que si j'écrivais à partir de cette seule base surréaliste, le résultat serait insipide», reconnaît-il.

Pendant l'année qui a suivi, il a bâti sur cette base-là, sur cette palette de couleurs, une intrigue à structure classique, en trois actes... mais dont les charnières sont d'une autre tonalité. Surréalistes. Le classicisme s'amalgamant au monde des rêves et des symboles. Pour servir le propos, le genre et l'atmosphère souhaitée, le noir et blanc s'est imposé très tôt à lui: «Si tu avais plein d'argent, tu dirais à ton directeur artistique: Tiens, cette table, je la veux bleue. Et le mur, là, aussi mais dans cette nuance exactement. Ça permet de créer une unité artistique intéressante. Le noir et blanc t'offre cela dès le départ.»

Cela, et plus. Kim Nguyen revient sur une scène de Rumble Fish de Francis Ford Coppola. Rusty James (Matt Dillon) court sur un toit où s'étirent les ombres, magnifiques, de grands arbres. «Elles étaient peintes, carrément! Eh bien! nous avons fait cela pour certaines scènes, où nous ne parvenions pas à obtenir l'effet désiré avec les éclairages. Nous avons joué avec les trucs de l'ancienne époque...» Ce, avec la technologie moderne et le talent d'un Nicolas Bolduc à la direction photo. Résultat: des noirs profonds et des blancs «délavés», véritable écrin pour les acteurs.

Parmi eux, Pierre Lebeau et Danielle Proulx dans la peau des parents de Roy Dupuis. Volontairement inexpressifs. Comme absents d'eux-mêmes. Et Michèle Richard, LÀ Michèle Richard, dans celle de la glaçante Mme Kinsdale, qui dirige une multinationale aux dents longues. «La force de David Lynch, selon moi, vient qu'il arrive à intégrer la culture pop à sa cinématographie», fait Kim Nguyen... qui est allé chercher Michèle Richard pour cela. Et parce qu'il revoit Wild at Heart une fois par année. Et qu'il s'arrête chaque fois sur Diane Ladd en train de s'appliquer du rouge à lèvres. Et qu'il lui trouve toujours un air de famille avec «notre» Michèle.

«Je suis allée la voir en spectacle au Casino, elle arrachait sa robe et restait en collants sur la scène. Je la voyais tellement dans le rôle de Mme Kinsdale!» Tellement qu'elle a fini par s'y voir elle-même. Et c'est une autre des bonnes idées dont Truffe est truffé.

Le couple «terrien» de Truffe

Il y a, dans Truffe, le contraste magnifique des noirs et des blancs. Il y en a un autre, aussi réussi... mais qui, risqué, exigeait au départ la confiance pleine des comédiens en leur réalisateur: Kim Nguyen a en effet demandé à ses acteurs principaux, Céline Bonnier et Roy Dupuis, de jouer dans un registre différent de celui du reste de la distribution.

«Ils sont normaux, ils sont... la terre, alors qu'autour d'eux, tout est surréaliste. Et je ne voulais surtout pas qu'ils s'en étonnent: c'est leur monde. Quand ils sont choqués, c'est à cause de déboires du quotidien. Les attaques des cols de fourrure pour eux, c'est comme si le chèque du loyer rebondissait pour nous», explique le cinéaste.

On voit le risque. Mais ce n'est pas, ici, un problème: Céline Bonnier et Roy Dupuis aiment le risque. La première a reçu le scénario, l'a lu. À accepté immédiatement le rôle d'Alice. «Dès la lecture, je me suis sentie dans ma famille, fait celle à qui n'a jamais rompu ses liens avec le théâtre expérimental. C'est le genre de cinéma que j'ai envie de faire aussi.» Coup de foudre, donc. «Parce que ça ne ressemble à rien d'autre, c'est unique, c'est beau. Et puis, le propos ces grandes corporations qui prennent toute la place et écrasent les petits avec leurs gros sabots me rejoint.»

Même son de cloche du côté de Roy Dupuis, qui a vu là «un univers en soi, particulier, original et authentique». Un croisement, pour lui, entre Brazil (un de ses films préférés) et Attack of the Killer Tomatoes! . «Et puis, il y a une espèce de critique sociale qui est faite ici... tout en restant du cinéma», note celui qui se glisse dans la peau de Charles, un homme simple aux motivations simples: «Il essaie de survivre et de faire vivre sa famille. Le reste, il le subit. Comme tout le monde.»

L'acteur pose aussi un oeil un peu 1984 sur ce Charles et son Alice: «Ils évoluent dans une société blasée, désabusée. La routine s'est installée, les projets d'avenir sont rares sinon inexistants, la vie est grise, morose, difficile. Mais il y a toujours l'amour entre ces deux personnages qui s'aiment et se respectent.» Le couple à la ville en est donc devenu un autre, fictif. Une fois de plus. «Ça nous est arrivé à quelques reprises», rappelle Céline Bonnier. La plus récente étant pour Blasté de Sarah Kane, sur la scène de l'Usine C.

Ce désir de vrai couple pour en interpréter un «faux» qui donne une illusion de vérité, Kim Nguyen l'a eue très tôt dans le processus de sélection des acteurs. «Il me fallait pouvoir contrebalancer l'univers très construit de Truffe grâce à cette chimie, cette symbiose qui émane... ou peut émaner d'un couple, même quand il ne se passe rien, simplement par ce qu'il dégage, explique-t-il. Entre deux personnes qui ne se connaissent pas, on ne sait pas si ça va marcher. Et, si jamais ça marche, jusqu'à quel point. Avec Céline et Roy, c'était là, tout le temps, et c'est d'autant plus important qu'ils ont peu à se dire.»

Mais beaucoup à exprimer. Autrement. Par un regard. Une caresse. Dans le lit, oui. Mais aussi, dans des gestes plus anodins. Un frôlement qui exprime une intimité bien supérieure au seul geste. Truffe est, ainsi, un film d'une très grande sensualité. En fait, tous les sens y sont interpellés. La vue, par le noir et blanc. L'odorat, pour la quête des truffes. Le goût, pour la dégustation des champignons et... disons, celle de «bouchées» moins agréables. L'ouïe, tant le son a été travaillé in situ par Dominique Chartrand. Et le toucher, que ce soit pour fouiller la terre ou pour aimer.

Le résultat a plu jusqu'au délire au public du festival Fantasia, où Truffe a été projeté en ouverture. Beau départ public pour ce qui a été «une très belle expérience de tournage», notent tour à tour Céline Bonnier et Roy Dupuis. Où l'exigence normale du travail laissait place à quelques (sérieux) fous rires. Il faut penser à eux, les acteurs, en voyant la scène du salon avec Pierre Lebeau et Danielle Proulx; et un certain corps à corps avec un col de fourrure. Pas pour rien que ça s'appelle «jouer»...

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Truffe
prend l'affiche le 22 août.