Je retrouve Philippe Claudel à la terrasse du Club chasse et pêche, dans le Vieux-Montréal. L'auteur des Âmes grises (prix Renaudot) et du Rapport de Brodeck (Goncourt des lycéens) sera au Festival du film de Toronto aujourd'hui, pour y présenterIl y a longtemps que je t'aime, un premier long métrage fort réussi (avec Kristin Scott Thomas et Elsa Zylberstein) qui doit prendre l'affiche vendredi au Québec. Discussion sur le cinéma et la littérature.

Q: D'un point de vue médiatique, trouvez-vous qu'il y a une différence entre faire la promotion d'un film et la promotion d'un roman?

R: Il n'y a pas énormément de différence dans mon emploi du temps. Disons que je fréquente peu les festivals de littérature. J'en ai fait quelques-uns à l'étranger. Je suis allé à Sydney, à Auckland...

Q: Mais il y a les salons du livre...

R: C'est autre chose. Je suis venu au Salon du livre de Montréal l'année dernière. Mais les salons du livre en France, je ne les fais jamais. Il y en a toutes les semaines. C'est la folie. Dans n'importe quelle petite ville, il y a un salon du livre. Les auteurs sont derrière les tables, soit à signer comme des fous, soit à attendre. Je ne supporte pas. Par contre, je fais beaucoup de lectures en librairie. J'adore ça. De même que pour le film, j'ai fait en France une quarantaine d'avant-premières. Jamais un metteur en scène n'en fait autant.

Q: En répondant aux questions après la projection?

R: Oui. J'aime bien. Et ça me semblait important pour ce film-là. Je sentais que les gens avaient peut-être envie d'en parler après. C'était très bien. Je ne faisais pas ça d'un point de vue marketing, mais pour chercher une forme de dialogue.

Q: Pour accompagner l'oeuvre...

R: C'est difficile de le faire dans les salons du livre. Par contre, ça me semble différent dans les festivals de films. Au Festival de Telluride (au Colorado), d'où j'arrive, le contact était hyper chaleureux entre les cinéastes. Ce n'est pas du tout comme ça entre écrivains.

Q: La compétition est plus forte? Les jalousies plus prononcées?

R: Je ne fréquente pas trop les écrivains. Il y en a quelques-uns qui sont mes copains, mais ils seraient plombiers qu'ils seraient mes copains. Il y a effectivement beaucoup de jalousie entre écrivains. Ce n'est pas un milieu que j'aime beaucoup. Il doit aussi y avoir des metteurs en scène insupportables. Je n'en ai pas croisé à Telluride. J'ai rencontré Mike Leigh, David Fincher, François Dupeyron, Paul Shrader. Ce sont des gens très différents, mais on s'est très bien entendus. C'était d'une grande simplicité.

Q: En littérature, est-ce que c'est la pression des prix qui crée cette ambiance de jalousie? En France en particulier, il y a énormément de prix...

R: Il y a beaucoup d'ego surdimensionnés en littérature. Sans doute aussi en cinéma. En littérature, il y a beaucoup de gens qui sont persuadés qu'ils sont des Marcel Proust contemporains. À certaines périodes de l'année, où il y a cette frénésie des prix littéraires, ça se remarque peut-être davantage. Moi, je sais que les prix, ça ne m'intéresse pas trop. Je suis très content des vrais prix que j'ai reçus, comme le Prix des libraires du Québec ou le Goncourt des lycéens. Ça me touche beaucoup. Mais quand j'ai eu le Renaudot, franchement, ça n'avait aucune importance pour moi.

Q: Le rapport de Brodeck était un candidat sérieux au Goncourt. Ça ne vous a pas préoccupé?

R: Pas du tout. C'était déjà le cas pour Les âmes grises. Tout le monde en France était persuadé qu'il allait avoir le Goncourt. Il n'y a que moi et mon éditeur qui étaient persuadés du contraire. Parce qu'on savait très bien que Stock ne pouvait pas avoir le Goncourt.

Q: C'est très politique, le Goncourt...

R: C'est un jury quand même qui décide aussi en fonction des maisons d'édition. Ce qui est magique, c'est d'avoir la chance d'être lu. La pire des choses, je trouve, ce sont les auteurs qui ont du mal à avoir un public et qui, après avoir eu un grand prix et forcément vendu plus de livres, ne retrouvent pas ce public au livre suivant.

Q: Tandis que vous avez une constance dans vos succès en librairie.

R: Ça ne durera pas. Rien ne dure. Tous mes livres avant Les âmes grises se vendaient à 3000 ou 4000 exemplaires. J'étais très heureux. Puis Les âmes grises s'est vendu à 250 000 ou 300 000 exemplaires et a été traduit dans 30 langues. Le livre n'était pas meilleur ou plus mauvais que les précédents. Le suivant pareil. L'autre aussi. Mais ça ne durera pas. Les publics changent.

Q: Au cinéma, vous avez été généralement bien accueilli...

R: La presse intello de gauche parisienne a démoli le film. Une poignée de médias. Je ne lis pas ce qui s'écrit sur ce que je fais. Mais j'en entends parler. Je sais que Les Cahiers du cinéma ont écrit que c'était un film abominable. Télérama a fait une très mauvaise critique, Le Monde n'a pas trop aimé, mais pour le reste, c'était une presse dithyrambique. Et le plus important, c'est que le public a suivi. Qu'un film comme ça, un premier film, fasse un million d'entrées, m'a donné de l'espoir. Généralement, ces chiffres-là sont atteints par des comédies ou des thrillers. Mais pour un film intimiste, un peu exigeant même si ce n'est pas un film élitiste je l'ai voulu accessible , c'est étonnant. Et ce qui est amusant, c'est qu'il a beaucoup été acheté à l'étranger, entre autres aux États-Unis et en Grande-Bretagne. En Hollande, le film a dépassé le score de La Môme (La vie en rose).

Q: Il ne faut pas s'attendre à pareil résultat au Québec, même si le film est réussi. Il y a en ce moment chez nous une désaffection pour le cinéma français, qui s'explique entre autres par le manque de constance d'une présence française. Le marché a été tenu pour acquis. On a négligé le Québec, si bien qu'aujourd'hui, c'est l'un des seuls territoires où la fréquentation du cinéma français est en baisse. C'est quand même incroyable.

R: Pour avoir beaucoup voyagé depuis cinq ans, je me rends compte que la France a une très curieuse politique culturelle à l'étranger. À l'inverse de pays comme l'Allemagne, quand les choses vont moins bien dans un pays, plutôt que de réinjecter des moyens humains et financiers, la France supprime et ferme des antennes et des centres culturels.

Q: J'ai trouvé, en voyant votre film, que vous aviez une personnalité d'auteur-cinéaste très distincte de votre personnalité de romancier. Vous vous révélez sous un autre jour comme cinéaste, même s'il y a une continuité.

R: Ce n'est pas pour rien, je crois, que le cinéma m'intéresse. Ça me permet de faire les choses différemment. Il y a des thématiques que l'on retrouve dans le film le secret, la méconnaissance qu'on a des autres, la solidarité, l'humanité qui sont très présentes dans mes romans. Mais il y a un tas d'éléments effectivement qu'on ne retrouve pas dans mes romans. Par exemple, je m'intéresse beaucoup au travail sur le silence au cinéma. C'est dur de le faire dans le roman. Le film, curieusement, est beaucoup plus autobiographique que mes romans. Et puis le cinéma offre des possibilités incroyables, contrairement à la littérature. Il y a vraiment un côté chef d'orchestre. Le septième art n'est pas celui qui vient après les six premiers, mais une synthèse des autres. Quand on fait du cinéma, on fait de la danse, on fait de la comédie, on fait de la poésie, de l'architecture, etc. C'est formidable.