L'univers de Fred Pellerin passera pour la première fois au grand écran la semaine prochaine, avec la sortie de Babine. Les pittoresques personnages de son recueil Il faut prendre le taureau par les contes seront dévoilés pour la première fois à un public que le conteur espère voir tomber sous le charme, de la même façon que tous ses amis du désormais célèbre village de Saint-Élie-de-Caxton.

En entrevue au Soleil dans un bar de la rue Saint-Denis, à Montréal, Fred Pellerin flotte encore sur l'ovation reçue la veille, à l'église de son patelin, où le film a été projeté en première québécoise, début novembre. Le fils le plus célèbre de Saint-Élie avait insisté auprès des producteurs pour que l'événement se déroule à l'église, en présence de tous les villageois, dont 75 ont été figurants dans le film.

«C'est leur film, c'est leur histoire. Ce film leur appartient autant qu'à moi», lance Fred Pellerin, fier d'avoir vu dans l'assistance le monsieur de 87 ans qui a hébergé pendant 20 ans celui-là même qui a inspiré le personnage de Babine. «Roger «Cow-boy» Lafrenière, décédé le 13 mars 2001», prend-il soin de préciser.

 

 

Voir ses personnages et sa prose prendre vie au grand écran est une grande source de fierté pour Pellerin. Quelque chose qui relève de l'inespéré et de l'inattendu.

 

«On rentre dans le septième art, imagine, on est loin en esti du phrasage sur la caisse de chauffage au garage...»

 

Immense défi

 

C'est Luc Picard qui, le premier, a pris contact avec Pellerin pour lui signifier son intérêt pour son scénario. Après son premier long métrage, L'audition, le comédien aurait aimé adapter une autre histoire de son cru, mais Babine l'a tout de suite inspiré. Le téléphone aussitôt raccroché, la machine se mettait en branle.

 

Sauf que Picard ne se doutait pas du défi que représentait l'adaptation de l'univers de Fred Pellerin.

 

«C'est le genre de film qui ne s'était jamais fait au Québec, explique-t-il. Le film compte plus de 200 plans avec des images numériques. Il a fallu inventer des méthodes pour travailler. Il fallait s'assurer que chaque département soit mis au courant de ce qui se passait dans l'autre. Ç'a été beaucoup de travail.»

 

Candeur et innocence

 

Pendant neuf mois, Luc Picard s'est investi à fond, dans un tourbillon d'excitation, de plaisir et... d'angoisse. «Deux semaines avant le début du tournage, on était 1,6 million $ dans le trou. C'était beaucoup sur un budget de 8 millions $. On avait déjà serré la vis, mais il a fallu la serrer davantage.»

 

Pellerin et Picard ont travaillé en collégialité pour tracer le profil exact de Babine (Vincent-Guillaume Otis), l'idiot du village qui, contre son gré, s'attirera les foudres d'un belliqueux curé (Alexis Martin). Babine devait-il parler un peu, pas trop, beaucoup ou pas du tout?

 

«Au début, je trouvais qu'il parlait trop, explique Picard. Pauvre Vincent, je lui ai coupé beaucoup de lignes... À chaque fois qu'il parlait trop, je trouvais que ça trahissait une intelligence. Son visage en disait déjà beaucoup.

 

«J'ai appelé Fred et il m'a dit : «C'est drôle que tu me dises ça, au début, quand j'ai commencé à écrire le personnage, il ne parlait presque jamais...»»

 

«Son regard d'imbécile, c'est une poésie en soi, ajoute Pellerin. Au fond, quand on regarde les autres, c'est peut-être le seul du village qui n'est pas fou (...) L'important, c'est qu'il soit juste vulnérable. Babine, tu ne peux pas ne pas l'aimer.»

 

Sur le plateau de tournage, dans un studio de Montréal, Luc Picard a insisté pour que tous les comédiens épousent l'état d'esprit de Babine.

 

«Le mot d'ordre était de jouer avec la candeur et l'innocence, peu importe que ton personnage soit menteur, de mauvaise foi, qu'il soit fâché ou pas.»

 

L'adaptation de Babine témoigne de l'engouement né autour du phénomène Fred Pellerin. Comme s'il y avait un retour à la tradition orale chez la nouvelle génération, à une époque de fébrilité galopante et de technologie tous azimuts.

 

«Avant, dans les salons, à place de la télé, t'avais un mononcle qui jasait. On a fait rentrer la télé, pis on a clairé le mononcle. Maintenant, on regarde la télé, pis on farme sa gueule...»

 

Un Séraphin «pas su'l poste»...

 

En cours de tournage, Luc Picard avait comparé Babine à un «Filles de Caleb sur l'acide». La comparaison avec Les belles histoires des pays d'en haut (le fameux Séraphin) tient également la route. Toussaint Brodeur (joué par Picard), propriétaire du magasin général et fabricant... de mouches à feu, Méo Bellemare (René Richard Cyr), le coiffeur ivrogne du village, et le curé Neuf (Alexis Martin) se rapprochent dangereusement des personnages typés de Claude-Henri Grignon, les Séraphin Poudrier, Todore Bouchonneau et autres Bidou Laloge.

 

«Les belles histoires des pays d'en haut, c'est vrai, mais pas su'l poste...», lance Pellerin, dans une de ses tournures de phrases dont lui seul a le secret.

Vincent-Guillaume Otis, un Rain man

Pour Vincent-Guillaume Otis, le défi de jouer un personnage simple d'esprit comme Babine consistait surtout à ne pas tomber dans la caricature, avec «des gestes trop gros, trop de mimiques et une position physique trop forte».

 

«Mais le terreau principal, ça demeure l'enfance. J'ai essayé de rester le plus près possible de l'enfant, avec sa candeur et sa naïveté, que ce soit dans sa façon de réagir ou ses rapports aux autres», explique le jeune comédien originaire de Limoilou («sur la 12e Rue, juste en face de l'église»), qui a quitté la capitale après des études en théâtre à l'Université Laval (mineure en théâtre) pour aller gagner sa croûte à Montréal.

 

Depuis, une bonne étoile semble veiller sur lui sur le plan professionnel. La télé (Annie et ses hommes, Kif-kif) et le théâtre lui ont souri, avant que le cinéma le happe littéralement. Cet automne, le public a pu le voir dans trois films : Ce qu'il faut pour vivre, Le déserteur et le plus important, Babine, où il tient le rôle-titre, celui du fou du village devenu le souffre-douleur d'un prêtre (Alexis Martin) qui l'accuse d'être responsable de tous les maux qui frappent le patelin.

 

Pour se mettre dans la peau de Babine, Vincent-Guillaume Otis a revu certains films avec des acteurs simulant avec succès la déficience intellectuelle (dont Rain Man, avec Dustin Hoffman, et I Am Sam, avec Sean Penn).

 

«Ça reste des classiques. Je suis allé chercher des trucs là-dedans, c'est normal, mais j'ai surtout voulu construire mon personnage, de le rendre complexe. (...) Il faut dire que je connais aussi ce monde (des déficients intellectuels), puisque j'ai été appelé à leur donner des cours d'impro, du temps que j'étais au cégep (F.-X.-Garneau). Ç'a été facile d'aller puiser dans ce que je connaissais.»

 

Monde débridé

 

Le monde débridé de Fred Pellerin demeure, insiste-t-il, l'alpha et l'omega du film.

 

«C'est un univers tellement construit. Mon premier travail consistait à m'y baigner, tout était déjà fait. (...) Il n'y a pas d'autres conteurs comme lui. Sur scène, il donne l'impression d'improviser. Il a quelque chose d'Yvon Deschamps. C'est un génie en son genre.»