La cinéaste Marquise Lepage s'est penchée sur le sort de Marthe et des Inuits déportés comme des bêtes au nord du Nord dans les années 50, au nom de la protection de la souveraineté canadienne. Discussion sur un événement tragique et méconnu de l'histoire récente.

Q : Comment vient-on en contact avec un personnage aussi surprenant et un tel sujet méconnu, sinon tabou?

R : J'ai rencontré Martha dans le cadre d'un autre projet. Comme je m'intéressais à la déportation des Inuits, je lui ai proposé de faire un film. Au début, elle était très réfractaire. Ça se comprend, les Inuits se sont fait trahir par les Blancs. J'ai dû l'apprivoiser pendant près de deux ans. Ce qui l'a touchée, c'est que je voulais qu'elle écrive le film avec moi. Je tenais absolument à son «je».

Q : Peu de caméras sont entrées dans la réalité et l'intimité inuites comme vous le faites. C'était difficile?

R : Sa soeur, Mary, qui a été longtemps séparée de la famille, ne voulait pas participer au départ. Elle avait très peur. Je l'ai assuré qu'on n'utiliserait pas le matériel si elle ne l'aimait pas. Après, elle m'a pris dans ses bras pour me remercier et me dire que cela lui avait fait du bien. Ça m'a beaucoup touché. J'ai eu l'impression de faire quelque chose d'utile en les écoutant.

Q : C'est ce qui diffère du travail journalistique, plus près de l'instantané. La durée est primordiale quand on travaille sur ce genre de sujet très personnel?

R : Pour les archives seulement, ça représente six ans de travail. Cela exige de la patience. Il faut avoir du temps. Le film a nécessité un travail de moine. C'est une culture différente dont il faut faire le tour pour comprendre ce qui s'est vraiment passé. Il faut y aller délicatement, avec soin et respect. J'ai travaillé avec des gens en Afrique et en Asie, et comme avec les Inuits, la notion du temps n'a rien à voir avec la nôtre. Mais je pense que c'est probablement eux qui connaissent vraiment la valeur du temps.

Q : C'est un film sur une femme et sa vie. Dans le traitement que vous en faites, est-ce que l'idée de mêler plusieurs trames narratives était présente en commençant?

R : On a tellement travaillé au montage, mais il fallait avoir ça en tête dès le départ. On avait un matériel énorme avant de tourner, des photos et des films entre autres. Quand tu as autant de choses, il faut tricoter tout doucement. C'était, à certains moments, du travail de dentelle pour trouver l'angle parfait, faisant le lien entre le tournage, les archives et les reconstitutions. On a utilisé aussi le fondu enchaîné, à l'ancienne, pour mieux coller les divers éléments. J'avais une excellente équipe pour y arriver.

Q : Et tout ça n'enlève rien à l'émotion de Martha ou du spectateur, non?

R : J'y tenais beaucoup. Il y a Martha, mais toute sa famille aussi. Sa mère, sa soeur, ses cousins qui ont tous des histoires particulières et très touchantes. J'avais vraiment envie que les gens s'identifient à Martha et ressentent l'émotion de ces êtres qui ont connu beaucoup de désolation dans leur vie. J'ai dû utiliser quelques outils de la fiction pour le faire.