Sa première réaction, instinctive, en fut une de refus global. Pas question, pour le «Batlam» de Loco Locass, de prendre sur lui la responsabilité de redonner vie à un artiste ayant défini la culture populaire québécoise des années 90. Mais le réalisateur Jean-Philippe Duval est revenu à la charge. Et l'a convaincu.

À l'époque où les Colocs émergeaient sur la scène culturelle québécoise, de façon assez fulgurante, l'ado qu'était alors Sébastien Ricard n'a rien vu passer. Contrairement à la plupart de ses amis et des gens de sa jeune génération, le jeune homme n'était pas alors enclin à jeter son dévolu sur la chanson populaire.

«À cet âge-là, je ne faisais pas partie de ceux qui restaient dans leur chambre à écouter des disques, explique celui qui, aujourd'hui, prête ses traits - et sa voix - à Dédé Fortin dans Dédé à travers les brumes. J'étais plutôt sportif. Mon temps était plus consacré à des activités physiques. Je m'adonnais aussi davantage à la lecture. En conséquence, le phénomène des Colocs, comme bien d'autres choses d'ailleurs à cette époque, m'a complètement échappé!»

Bien entendu, bien des enregistrements ont passé dans son lecteur personnel depuis. Même si, pratiquement, il n'a découvert l'oeuvre de Fortin qu'au moment de la préparation du rôle, le «Batlam» de Loco Locass reconnaît aujourd'hui que les Colocs ont pavé la voie à tous ces groupes - le sien en fait partie - qui, aujourd'hui, plongent à pleines notes dans l'engagement social et politique.

«Je parlerais d'influence, même inconsciente, dit Ricard. C'est flagrant quand on se penche sur l'oeuvre colossale qu'a laissée Dédé. Il a remis à l'avant-plan la chanson engagée, en s'appuyant sur des rythmes venus d'ailleurs. Ses positions politiques étaient très franches. Jean Leloup et Dédé Fortin ont défini la chanson québécoise des années 90.»

D'une certaine façon, cette distance a bien servi le comédien au départ. «Je crois que si j'avais été un «fan» avant même d'entrer dans le projet, j'aurais pu être atteint de paralysie, indique l'acteur. Dédé occupe un tel espace dans notre inconscient collectif que même mes proches mettaient malgré eux de la pression sur mes épaules tellement ils trouvaient grande cette responsabilité. Tout cela me glissait un peu sur le dos car je ne me rendais pas vraiment compte. C'est plutôt la somme de travail que ça représentait que je trouvais effrayante!»

Ricard avait pourtant eu une réaction instinctive quand le réalisateur Jean-Philippe Duval lui a proposé le rôle une première fois. «Vade retro! fut ma première réponse, dit-il en riant. Pas question de toucher à ça! Puis, j'ai lu le scénario, et j'ai rencontré Jean-Philippe. Il a fait plusieurs documentaires sur des créateurs. J'ai aussi vu Matroni et moi et j'ai «trippé». Plus tard, j'ai su qu'il s'agissait de l'un des films préférés de Dédé! Autrement dit, on ressent des choses en rencontrant une personne, il se dégage une impression. Là, j'ai senti que Jean-Philippe était probablement la meilleure personne pour mener ce projet de façon correcte, responsable. Avec l'équipe qui était mise en place, je savais que le film était entre de bonnes mains.»

La parole en avant

Aussi voit-il comme un honneur l'occasion de faire écho, à travers ce film, à l'engagement politique d'un artiste qui avait décidé de lancer un album et de monter sur scène le soir même du référendum de 1995.

«Près de 15 ans plus tard, le message reste toujours aussi fort, observe l'acteur. On aurait besoin aujourd'hui de la «nouvelle révolution tranquille» qu'évoquait Dédé ce soir-là. C'est tellement ça. C'est ce qu'il faut dire! Évoquer les moyens que se sont donnés les Québécois pour aspirer à plus d'autonomie. Et franchir le pas. Nous sommes présentement dans un creux de vague mais il faut garder cet espoir là vivant, même si on est attaqués de tous bords, tous côtés. Je suis heureux que le film puisse remettre la parole de Dédé à l'avant plan. D'autant qu'il était conscient de l'importance de bien faire passer ses idées et d'aller à la rencontre des gens.»

Sa carrière de comédien s'étant jusqu'ici principalement épanouie au théâtre et à la télé, Sébastien Ricard ne cache pas avoir trouvé énorme la tâche de camper un personnage qui, pratiquement, est de tous les plans du film.

«J'ai découvert que lorsque tu as le rôle principal dans un film, tu te retrouves forcément plus seul. Au début, j'ai trouvé ça gros, j'ai trouvé ça lourd. Je me suis dis qu'il fallait que je trouve un moyen pour que ça m'apporte du plaisir aussi. J'appréhendais aussi beaucoup les scènes de spectacles. Je voulais posséder les chansons à un point qui me permettrait de décrocher du tournage et de pouvoir «jammer» avec les figurants de temps en temps. On l'a fait tant et plus et cela a créé une bonne «vibe». Quand j'ai constaté que ça fonctionnait sur ce plan-là, ce fut un grand soulagement!»

Le performer n'hésite pas non plus à évoquer le caractère «obsessif» de la démarche qu'entreprend un acteur dans pareilles circonstances.

«Pendant un an et demi, je n'ai pratiquement pensé qu'à Dédé. C'est très obsédant. Mais quand même pas au point d'en perdre mon identité. L'idée, c'était de se rapprocher de l'esprit dans le jeu, dans la présence. Ça relève de l'ordre de la vibration, de l'insondable, de l'insaisissable. Le Québec entier se sent très proche d'André Fortin. C'est le sentiment que j'ai eu dès que le projet a été annoncé.»

Dédé à la Star Ac?

Dans l'esprit de Sébastien Ricard, le débat sur la pertinence de mettre en chantier un film sur la vie - et la mort - de Dédé Fortin a été réglé il y a longtemps, dès le jour, en fait, où il a compris avec quel soin Jean-Philippe Duval entreprenait sa démarche.

«Cette question est toutefois revenue un peu sur le tapis quand est venu le moment de discuter d'un passage à Star Académie», laisse tomber l'acteur.

Pour ceux à qui la nouvelle aurait échappé, rappelons que Sébastien Ricard participera demain soir au gala de la Star Ac, diffusé sur les ondes de TVA. Devant plus de 2 millions de téléspectateurs, il interprétera des chansons des Colocs.

«Quand on m'a parlé de ça, j'étais hésitant, c'est sûr. Je n'étais pas certain que la promotion du film devait nécessairement passer par cette émission-là, dans un cadre comme celui-là. Dans tout le processus du film, c'est la seule occasion où nous avons dû vraiment nous asseoir pour vider la question. Nous en avons discuté; je suis maintenant en paix avec cette décision. Je m'en vais à Star Académie avec le sourire, et ça va être correct. Je ne sais juste pas comment m'habiller encore!

Est-ce que Loco Locass accepterait d'aller à la Star Ac s'il y était invité?

Loco Locass a toujours refusé les invitations de la Star Ac,» répond Ricard avec un grand sourire.

Jean-Philippe Duval: jeu de pistes

Jean-Philippe Duval n'avait pas réalisé de film de fiction depuis Matroni et moi. D'abord conçu comme un documentaire, Dédé à travers les brumes s'est transformé en cours de route en un «film de cinéma pour un amoureux du cinéma».

Aux yeux de Jean-Philippe Duval, il était d'abord impensable de concevoir un film sur Dédé Fortin autrement que par la filière documentaire. Lui qui s'est déjà frotté aux univers de plusieurs créateurs (Réjean Ducharme, Pierre Morency notamment) a ainsi entrepris sa démarche en ce sens.

«Le producteur Roger Frappier m'a laissé une liberté d'action incroyable, reconnaît l'auteur cinéaste. Au bout de ma recherche, deux éléments ont fait en sorte que la fiction s'est imposée d'emblée. D'abord, le film est tout de suite devenu plus concret le jour où j'ai pensé à Sébastien Ricard. Le scénario n'était même pas écrit. J'ai alors trouvé une piste grâce à lui.

L'autre élément est de nature plus intérieure. J'étais tout seul à la campagne, avec tout le fruit de ma recherche, quantité d'archives, et 500 pages de transcriptions. C'est là que je me suis rendu compte à quel point André Fortin a accompli de grandes choses; à quel point il occupait un espace important dans notre univers culturel. Seule une histoire de fiction pouvait révéler les facettes de cet être complexe. Et aller là où il est lui-même allé, c'est-à-dire dans l'émotion.»

Ainsi le film s'est-il construit autour des chansons, comme autant de pistes jetées sur un parcours d'exception, dont le dénouement, tragique, a bien entendu marqué les esprits.
«Il s'agit d'une vision personnelle, forcément, reconnaît l'auteur cinéaste. Dédé était l'éternel enfant qui refusait de vieillir. Cela dit, il ne fallait pas réinterpréter non plus toutes les paroles des chansons à la lumière de son suicide. Je trouvais d'ailleurs important de lui faire dire dans le film d'arrêter de chercher des bibittes où il n'y en a pas. Il aurait été terrible, à mon avis, de réduire les chansons d'André à un testament. En même temps, il me semblait essentiel de montrer qu'il y avait plein de portes qu'il aurait pu ouvrir, et de poignées auxquelles il aurait pu s'accrocher. Et puis, il fallait un vrai film de cinéma pour faire écho à l'amour qu'avait Dédé pour le cinéma.»

Tourné avec un budget d'un peu plus de 8 millions (un budget important au Québec), Dédé à travers les brumes a néanmoins connu des périodes difficiles au moment de la préparation et du tournage. Des réductions budgétaires ont en effet entraîné des remaniements sur le plan du scénario, certaines scènes «trop chères» n'étant plus réalisables.

«Cela fait partie de la création, explique Duval. Mais j'avoue que nous en avons pris plein la gueule. Un film comme celui-là nécessite de grands moyens. En revanche, j'estime être grandement privilégié car j'ai quand même eu l'occasion de faire un film qui, à l'arrivée, ressemble de très près à ce que je voulais. J'assume ce film de la première à la dernière image.»

Fort de son expérience sur Dédé, Jean-Philippe Duval s'apprête à mettre en chantier un projet de film sur un autre créateur, le peintre et sculpteur Jean Paul Riopelle cette fois. «J'ai envie d'aller encore plus loin dans la fiction!» conclut-il.

Dédé à travers les brumes prend l'affiche le 13 mars.