La petite dame est assise derrière un bureau, dans le coin de la chambre d'un grand hôtel parisien. Grande robe ample, lunettes sur le bout du nez, coiffure audacieuse mi-brune mi-blanche, elle griffonne au crayon de plomb dans un carnet.

«Je prends des notes sur les gens que je rencontre, leur nom, d'où ils viennent», lance-t-elle d'entrée de jeu au journaliste du Soleil et à un collègue belge. «C'est la moindre des choses. Vous me rencontrez, je vous rencontre, vous n'êtes pas n'importe quoi. Il faut que ce soit réciproque pour savoir à qui je parle.»

Le ton est donné pour un échange privilégié avec Agnès Varda, 80 ans, une figure emblématique du cinéma français. Pour cet anniversaire bien spécial, la digne et charmante vieille dame s'est offert le plus beau des cadeaux, à elle mais aussi à ses admirateurs : une autobiographie sur son enfance, sa famille, son métier, ses rencontres marquantes.

Dans Les plages d'Agnès, la réalisatrice de Cléo de 5 à 7 et de Sans toit ni loi fait son cinéma, libre et personnel, à l'image de sa vie. Ses pairs (et la critique) ont adoré, au point de lui décerner, il y a deux semaines, le César du meilleur documentaire.

Profitant de la présence d'un journaliste de Belgique, son pays d'origine, Agnès Varda se con­fond en excuses pour une erreur dans son film, au sujet d'une photo où sa mère est photographiée avec le roi Baudoin. «C'était Léopold II!» s'exclame-t-elle en frappant sur le bureau. «Je m'excuse auprès du public belge. Je m'en veux, j'aurais dû vérifier.»

Agnès Varda passe rapidement sur cette erreur d'inattention pour s'attarder sur la genèse de son documentaire, où «une petite vieille» (comme elle se décrit) marche sur les traces de son enfance sur les plages de Belgique et de Sète, de ses premiers films, de ses rencontres avec des inconnus qui allaient devenir des icônes du cinéma, de son union avec Jacques Demy.

Le plus beau paysage

«Tout le film est une façon d'essayer de ne pas parler de moi, explique-t-elle. Et j'y réussis assez bien, car je parle beaucoup des autres. Il y a beaucoup d'informations intéressantes et variées. J'ai pensé au spectateur, pour le faire rire, lui donner un peu d'émotion. J'aurais pu faire 18 heures de film. J'avais tellement de documents. Ç'a m'a pris neuf mois de montage pour faire 1h50 et ne pas déborder. Et ça ne semble pas long, car, vous savez, il y a des films où l'on s'ennuie un peu rendu au deux tiers. La fameuse fin du deux tiers! Il y a souvent un creux à ce moment-là dans un film...»

L'enfance d'Agnès Varda a été bercée par la mer et le bruit des vagues. Ces souvenirs lui sont revenus, plus vivants que jamais, au moment de faire le bilan de sa vie. «La plage, c'est le plus beau paysage du monde. Déclaration formelle. Une tranche de ciel, une tranche de mer, une tranche de sable. Les trois éléments de la vie : l'air, l'eau, la terre. Il n'y a rien de plus beau. Partout où j'ai vécu, il y avait des plages. Sauf à Paris. C'est pourquoi, dans le film, je me suis permis un clin d'oeil amusant avec du sable dans la rue, devant mes bureaux (rue Daguerre).»

La Nouvelle Vague

Qui dit mer dit vague et... Nouvelle Vague. Impossible d'y échapper lorsqu'on a devant soi la seule femme cinéaste issue de ce courant mythique des années 60. Qui plus est, une cinéaste dont le conjoint a été longtemps Jacques

Demy, le réalisateur des Parapluies de Cherbourg. Loin de se cacher dans l'ombre de tous les grands réalisateurs de l'époque, Agnès Varda y revendique une place bien à elle, sans fausse modestie.

«En 1954, mon film La Pointe Courte était en avance sur la Nouvelle Vague. Ç'a éclaté avec Godard et À bout de souffle. J'ai pris le train avec les autres. Tous les producteurs voulaient faire des films de Nouvelle Vague. J'étais un peu seule dans ma catégorie et pas seulement comme femme, mais aussi avec mes désirs différents de structures. Les films de Truffaut sont très beaux, mais ils sont surtout des histoires sentimentales, très bien dirigées, bien filmées. C'est du cinéma classique. (...) La Nouvelle Vague, c'est un mot pour regrouper tous ceux qui ont fait des films dans les années 60. Mais on ne peut mettre dans le même sac Godard et Truffaut, Demy et moi.

Demy : le plus chéri des morts

Jacques Demy. Impossible aussi de ne pas aborder le sujet. Agnès Varda a partagé une vie avec lui, jusqu'à sa mort du sida, en octobre 1990. De leur union sont nés deux enfants. Son film en parle avec abondance et amour.

«Jacques Demy, c'est un homme clé pour moi, le plus chéri des morts, car lorsqu'on vieillit, il y en a beaucoup de morts... C'est celui qui reste le plus proche de mon coeur et qui demeure toujours une douleur. Il est mort à 59 ans, c'est quand même jeune, trop jeune. Il a fait de très beaux films. Il y en a même qui m'aiment parce que j'ai aimé Jacques Demy...»

Aucune nostalgie, ou si peu, dans les propos d'Agnès Varda. On devine une tenace volonté d'aller de l'avant, de continuer à faire des films, de regarder vivre ses enfants et petits-enfants, de mordre dans la vie. Tant qu'elle aura la santé. Et, surtout, tant que la mémoire ne flanchera pas.

«Ça me fait peur, absolument. Les vieux, au fond, ils ont le droit de se tromper. C'est plutôt les autres qui en souffrent. On a peur aussi de s'endormir intellectuellement, de ne plus avoir la curiosité de faire des choses originales, ce que j'ai toujours essayé de faire.

«L'oubli, au fond, c'est assez bien finalement, ajoute-t-elle. C'est Buñuel qui disait : À bas les commémorations, vive l'oubli! C'est très beau...»

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