Avant même que Montréal ou Vancouver ne tentent de séduire les producteurs de cinéma américains, Toronto était déjà une destination de premier choix pour les tournages de longs métrages venus du Sud.

Et puis, avec les années, les équipes de tournage ont peu à peu délaissé la Ville reine... Mais Toronto n'a pas dit son dernier mot. Dans son jeu, une nouvelle carte sur laquelle la métropole ontarienne mise beaucoup: la cité du cinéma Filmport.

Toronto est une ville en perpétuelle construction. Des tours de condos semblent prêtés à percer la terre à tout moment, ses terrains vagues sont des chantiers, ses zones désaffectées sont promises à une nouvelle vie.
Ainsi en est-il du port industriel de Toronto où se sont installés les studios Filmport. Bâtie sur des terres industrielles en jachère et inaugurée l'été dernier, cette cité du cinéma annonce le renouveau du quartier du port.

Pour s'y rendre, il faut prendre l'une des nombreuses autoroutes qui ceinturent le centre-ville pour déboucher sur une rue davantage fréquentée par des semi-remorques que des piétons, Commissioner Street. Les bâtiments flambant neufs et le goudron sans nids-de-poule du complexe offrent un contraste intéressant avec les cours à ferraille du quartier.

«Avant, il y avait des conteneurs de pétrole un peu partout. Tout était abandonné. Maintenant, la Ville veut nettoyer le quartier et créer une communauté artistique. Filmport ferait la transition entre le quartier industriel et le nouveau quartier résidentiel», explique le président des studios, Ken Ferguson.
Une fois les barrières de sécurité franchies, c'est presque le rêve hollywoodien en mode industriel qui s'offre à la vue du visiteur. Le complexe compte en effets neuf studios de tournage, répartis dans quatre bâtiments.

Équipés pour offrir tout ce dont peuvent rêver les équipes de tournage, les studios proposent des bureaux de productions modulables en fonction de l'avancée d'un projet, un système de climatisation ou de chauffage pensé pour les hauts plafonds, une grande flexibilité. Tout pour satisfaire les exigences techniques et économiques des équipes. «Mon mantra, en construisant Filmport, c'était: 80% de la liste de voeux de tout le monde pour 50% du prix», se vante M. Ferguson.

Le joyau de Filmport, c'est son «mega-stage»: un studio de 60 pieds de hauteur pour une superficie de 45 900 pieds carrés. «C'est énorme: on pourrait mettre un Boeing 747 dedans sans problème. C'est le plus grand d'Amérique du Nord et peut-être le plus grand au monde», montre fièrement Mike Fletcher, directeur de la sécurité et des studios de Filmport.


«C'est grand, et c'est vraiment fait pour tourner. Ce n'est pas un hangar ou un ancien aéroport. C'est du sur mesure. Les producteurs n'ont même pas à arrêter la circulation dans la rue pour tourner: on n'entend rien ici. Je vous parie qu'un jour, on verra la passerelle dans un film», dit-il, en désignant la passerelle au plafond.
Internet optique, prises en hauteur, murs entièrement insonorisés, salles de régie installées sous les plafonds, la liste des atouts du lieu est longue. «Il y a de la technologie partout: ils vont adorer ça», s'emballe Mike Fletcher.

«Ils», ce sont bien sûr les producteurs de films mariant, dans la veine de X-Men ou Watchmen, effets spéciaux, action et budget. En attendant les grosses productions, le «mega-stage» a accueilli Chloe, le plus récent film d'Atom Egoyan (The Sweet Hereafter) et se prepare à celui de Scott Pilgrim vs The World, d'Edgar Wright. Mais on est loin de l'action et du budget XXL...
Certes, l'intérêt de l'un des chefs de file du cinéma national pour Filmport flatte ses dirigeants. «On est ravis. Mais c'est difficile de favoriser seulement les Canadiens quand on a un grand espace, car ils sont déjà moins chers», juge, pragmatique, Ken Ferguson.

En attendant les Américains

Depuis l'ouverture des studios, Filmport n'a pas eu le luxe de décliner beaucoup de propositions. L'activité a démarré lentement au début de l'année. Mais avec la baisse du dollar, les pilotes de séries américaines délaissent Hollywood ou New York pour le Canada: A Beautiful Life à Montréal, Maggie Hill à Toronto.

C'est bien, mais c'est peu. «On ne veut pas faire plus d'une ou deux téléséries dans les studios. Contrairement aux films, ce sont des tournages qui durent longtemps, donc ils louent moins cher. Mais les séries offrent confort et stabilité. Il faut trouver un équilibre, croit M. Ferguson.
À quand, alors, les lucratifs tournages américains? À leur ouverture, les studios avaient été salués par l'industrie et par un David Cronenberg particulièrement enthousiaste. Le réalisateur d'Eastern Promises avait même évoqué l'idée d'y tourner son nouveau film. Mais, comme le rappelle Mike Fletcher, «tant que le chèque n'est pas signé et que l'argent n'est pas à la banque...»

Échaudés par une année 2008 difficile - hausse du dollar, récession, grève des scénaristes - les producteurs américains prêchent la prudence. Les projets ne manquent pas: mais ils ne se concrétisent tout simplement pas encore.
Cette timidité a entamé le moral des actionnaires de Filmport, Rose Films et ComWeb. «Cela a été très difficile pour mes actionnaires: ils ont vraiment mis tout leur coeur dans l'aventure et ils se sentent affaiblis», admet M. Ferguson.

La construction des studios a coûté près de 60 millions. Si M. Ferguson espère atteindre en 2009 ses objectifs, il concède que son seuil de rentabilité a de quoi effrayer quand le chiffre d'affaires est faible. Pour aider Filmport, un nouvel actionnaire devrait arriver en renfort.
Ramener Hollywood... à Toronto
Conceptualisée en 2004, en pleine période d'abondance de tournages américains - ils ont alors 486 millions à l'Ontario, contre 126 millions en 2008 -, Filmport a pour ambition de réparer le péché originel: la désertion, dès 2001, des plateaux pour Vancouver et ses nouveaux studios.

«Le gouvernement fédéral pense que c'est bien de répartir la production de films de partout au Canada. Mais le maire de Toronto le dit très bien: c'est comme si on installait GM à North Bay», raille M. Ferguson.

En Ontario aussi, Toronto a souffert de la concurrence des autres villes (Brampton, Hamilton, London) favorisées par le crédit d'impôt. «Il n'y a jamais eu de politiques pour aider Toronto, se désole M. Ferguson. En même temps, c'est notre passe-temps national, de rabaisser Toronto.»

En 2004, Toronto décide de riposter et propose de louer des terrains en jachère aux promoteurs des ambitieux studios qui deviendront Filmport. Le projet, dont seule la première phase a vu le jour, devrait compter 13 studios en 2018.
À terme, Filmport drainera près du port les bureaux des syndicats d'artistes, les maisons de post-production, ainsi que des écoles de cinéma, des restaurants et même des cinémas, croit-on dans la Ville reine. Si Filmport et ses trois millions de pieds carrés de bâtiments s'étend jusqu'aux rives du lac, alors Toronto pourra aussi servir de lieu de tournage à des scènes marines.

«C'est un bon projet», soutient Ken Ferguson. Un bon projet qui risque d'être retardé de quelques années en raison du démarrage très lent des activités et de la crise économique. «Sur le long terme, je ne doute pas du succès du projet», rassure M. Ferguson.

Ken Ferguson connaît les caprices de l'industrie du cinéma. Son premier achat, en 1998, a été des studios de tournage en faillite, situés non loin de Filmport. «J'appelais ça le studio de la dernière chance. C'était vraiment sale, il y avait des prostituées qui dormaient dans les couloirs. On l'a eu pour une poignée de dollars», se rappelle-t-il.

L'homme n'a pas manqué de flair. Retapé, le Toronto Film Studio connaît son heure de gloire dès les années 2000 en accueillant entre autres les plateaux de The Incredible Hulk, Jumper, Silent Hill et Shoot'Em Up. «C'était le studio le plus occupé de Toronto, mais c'était vétuste et difficile à agrandir.»

Aujourd'hui, le problème semble s'être inversé: plus d'espace et moins de projets. «Le destin de Toronto est en train de changer. Le gouvernement a annoncé de nouveaux crédits d'impôt pour les effets spéciaux, qui étaient notre point faible», se réjouit-il. Cela tombe bien: c'est tout à fait le genre de films que veut Filmport. Les étoiles pourraient donc encore une fois s'aligner pour Toronto.