Cela s'est passé il y a quelques années. Au beau milieu d'une année sabbatique à Paris, j'avais décidé de faire une sorte d'itinéraire Coco Chanel. La veille de cette chasse aux fantômes, je confiai mon projet à des amis qui m'avaient convié à leur table. «De qui parlez-vous?» demanda la mère de mon hôte. «De Chanel», répondis-je. «Ah! Cette pute qui a réussi», lança-t-elle avant de plonger le nez dans son verre de rouge. Silence.

Pour plusieurs, Coco Chanel est un génie, une femme de caractère, libérée avant toutes les autres, un ingrédient capital à l'histoire du début du XXe siècle. Mais pour d'autres, je venais de l'apprendre, Chanel ne fut rien d'autre qu'une petite couturière qui profita d'occasions et de la présence d'hommes influents (y compris un gradé allemand durant la Seconde Guerre) pour bâtir la vie de rêve qu'elle réussit à avoir.

>>Lire la bibliographie Coco Chanel de Mario Girard.

Chanel eut deux vies. Celle que l'on connaît, laquée de noir et de beige, noyée dans les dollars et le luxe infini, pimentée de phrases devenues célèbres («La mode se démode, le style jamais!»). Et la seconde, qui prend racine dans la pauvreté la plus totale, la mort d'une mère partie trop vite et l'abandon d'un père sans coeur. Cette vie-là, Chanel a passé sa vie à vouloir l'effacer. Sans succès. Ce sont ces deux tableaux, posés en oeuvre dyptique, qui m'ont toujours fasciné chez cette femme. Les gens qui forgent leur vie sont tellement plus intéressants.

J'entrepris donc mon parcours. D'abord une visite de la mythique boutique au 31, rue Cambon. On m'y attendait pour me faire voir les appartements privés de Chanel, situés au dernier étage de l'immeuble. Ceux-ci sont demeurés intacts depuis sa mort, le 10 janvier 1971. Le jeu de cartes sur la table, les verres fumés sur le secrétaire, on a l'impression que la patronne vient de quitter la pièce.

Dans la grande pièce-salon, on trouve une multitude d'objets et de bibelots, la plupart en double. «Quand elle choisissait des animaux, elle voulait toujours avoir le mâle et la femelle. Elle croyait que ça allait favoriser sa fertilité», me confia l'attachée. Ces gris-gris de luxe n'ont malheureusement eu aucun effet. Chanel a toujours eu le ventre plat.

Je mis ensuite le cap sur l'hôtel particulier qu'elle occupa, rue Faubourg-Saint-Honoré, et qui fut le théâtre de fêtes mémorables. Puis, le Ritz de la place Vendôme où Chanel occupa une chambre, les dernières années de sa vie. La visite fut brève. En fait, elle n'eut pas lieu. À peine les premiers pas franchis dans le hall, le portier m'éconduit right through vers la sortie.

Rue de Rivoli, un arrêt sembla obligatoire devant la demeure de Misia Sert. Mécène et femme phare du XXe siècle, ce volcan polonais joua un rôle prépondérant dans la vie de Chanel, lui indiquant les chemins menant vers les dieux de l'époque: Picasso, Diaghilev, Cocteau, Stravinsky, Radiguet et bien d'autres, qui sont devenus ses amis et protégés.

Chanel fut-elle la perfide et profiteuse que certains décrivent? Peut-être. Fut-elle aussi une sotte tout juste capable de manier des ciseaux? Rien de moins sûr. Partie de rien, la petite Auvergnate a bâti une maison de couture devenue aujourd'hui un empire international du luxe.

À l'époque des falbalas, elle a fait découvrir aux femmes la simplicité, elle leur a donné le droit de montrer les véritables lignes de leur corps. Alors que les parfums des années 20 sentaient tous la même chose, elle a lancé une fragrance moderne baptisée d'un simple numéro, le 5. Il est encore aujourd'hui l'un des plus vendus dans le monde.

Et quoi d'autre?

La fascination pour Chanel demeure aussi grande qu'inexplicable, suscitant un nombre effarant de biographies et d'oeuvres romancées. Aujourd'hui, ce sont les cinéastes (Anne Fontaine, Jan Kounen, Christian Duguay) qui s'emparent de ce personnage balzacien. Près de 40 ans après sa mort, la vieille grincheuse et réactionnaire qu'elle était devenue à la fin de sa vie continue de s'agripper à nous, comme les deux C entrelacés de son empire. Pas mal pour une pute.