Après avoir tourné Happiness, Todd Solondz croyait bien en avoir fini avec les tourments de la famille Jordan, qui donnaient une nouvelle définition de la vie de banlieue dans une localité proprette du New Jersey.

Tous ceux qui ont vu le film ont encore en mémoire le profond malaise ressenti à l'époque. Pédophilie, crimes sexuels, cruautés psychologiques en tous genres, Solondz a joué à fond la carte de la provocation, histoire de mieux mettre en relief la face sombre de la psyché américaine.

«Je n'aurais jamais imaginé retrouver un jour ces personnages, a confié cette semaine l'auteur cinéaste au cours d'un entretien téléphonique, tenu à la veille de la sortie de Life During Wartime. Il n'y a rien de calculé, de planifié. Il se trouve que je manque parfois d'imagination. Je me suis mis à fantasmer en tentant de deviner ce que les personnages de Happiness seraient devenus 10 ans plus tard. Et je me suis mis à écrire une scène. Je l'ai trouvée assez inspirante pour poursuivre cette démarche d'écriture et en faire un film. L'idée de prendre des acteurs différents pour incarner les mêmes personnages s'est imposée très vite. Cela me permettait une totale liberté.»

Désormais établie dans le sud de la Floride à la suite de l'épisode traumatisant vécu 10 ans plus tôt, alors que son mari modèle fut condamné pour crimes pédophiles, Trish (Allison Janney, qui reprend le rôle créé par Cynthia Stevenson) tente de se refaire une vie en faisant croire à ses jeunes enfants que leur père est mort. Autour de la famille gravitent des soeurs perturbées (Shirley Henderson, Ally Sheedy), de même qu'un nouvel amoureux (Michael Lerner), et des fantômes d'hommes fragiles parfois vivants (Ciaran Hinds, Michael Kenneth Williams), parfois morts (Paul Reubens)...

Au-delà des turpitudes intimes des protagonistes, Life During Wartime emprunte un ton plus grave, moins satirique que Happiness. Bien des choses ont changé depuis l'époque où le décapant drame de banlieue a secoué les cinéphiles.

«Il y a eu les attentats du 11 septembre 2001, rappelle Solondz. Un esprit de solidarité incroyable est né au lendemain de cette tragédie, mais il s'est complètement éteint à cause du discours des politiciens. Les médias ont fait écho à ce discours sans rien remettre en question. Les Américains se sont alors plus que jamais repliés sur eux-mêmes. Ils ont maintenant peur de tout et ils cèdent à des excès d'intolérance qui font parfois craindre le pire. Nous sommes un pays en guerre, mais, pour la plupart des gens, il s'agit d'une abstraction totale. Life During Wartime est un film beaucoup plus politique que ne pouvait l'être Happiness.»

La religion tient cette fois une place importante dans le récit.

«Parce qu'elle joue un rôle important dans la société américaine, explique l'auteur cinéaste. Au point où elle mène aux excès que nous connaissons maintenant. J'ose simplement espérer que la séparation entre l'État et la religion reste toujours étanche. Avec tous les groupes extrémistes qui souhaitent le contraire, il y a parfois lieu de s'inquiéter.»

Du cinéma déstabilisant

Une démarche comme celle de Solondz a d'évidence plus de difficulté à s'épanouir dans un contexte où même les films «indépendants» sont en fait relayés par des distributeurs spécialisés liés à de grands studios. À l'époque de Happiness, Solondz s'était d'ailleurs retrouvé sans contrat de distribution après le désistement d'un studio (Universal) qui ne voulait plus mettre à l'affiche un film dont l'un des protagonistes est un «pédophile sympathique».

«Personnellement, j'aime être déstabilisé lorsque je vais au cinéma. Ça me stimule intellectuellement quand un cinéaste me confronte à des sujets plus difficiles ou plus troublants. Je n'ai pas d'intérêt particulier pour la pédophilie, mais je trouve qu'elle constitue une métaphore extraordinaire de toutes nos peurs, de toutes nos angoisses, de tous nos malaises. Parce qu'il n'y a rien de pire. Je crois même que l'Américain moyen serait moins inconfortable d'être à table avec Oussama ben Laden qu'avec un pédophile reconnu coupable d'agression.»

L'auteur cinéaste sait cultiver le malaise et ne recherche pas le consensus. Quitte à emprunter des chemins de traverse pour mettre ses projets sur pied.

«J'aurais pu tourner Life During Wartime bien avant, mais nous avons eu du mal à monter le film sur le plan financier. Il n'a jamais été facile de faire du cinéma indépendant aux États-Unis, mais je crois que nous traversons une époque particulièrement difficile à cet égard. Je parle de ceux qui tiennent à garder leur liberté de création, bien sûr. Je boucle mes fins de mois en enseignant le cinéma à la NYU. J'adore ce contact avec de jeunes créateurs.»

Étrangement, Solondz a pu réunir des sous assez rapidement pour entreprendre le tournage d'un nouveau film, Dark Horse, dans quelques semaines.

«C'est peut-être dû au fait qu'il n'y a pas de viol dans cette histoire, ni d'enfant agressé, pas plus que de scènes de masturbation. J'espère que les gens ne seront pas trop déçus!» conclut-il, pince-sans-rire.

Life During Wartime est présentement à l'affiche en version originale anglaise.