Pour la sortie en salle du documentaire polémique Le jeu de la mort, traitant d'un faux jeu télévisé qui peut aller jusqu'à provoquer la mort des participants, Christophe Nick et Thomas Bornot répondent à nos questions.

Q Depuis quand pensez-vous à ce projet?

R Au début des années 2000, je tournais un documentaire au sujet de la violence dans les banlieues et je suis tombé sur l'ouvrage de Stanley Milgram, La soumission à l'autorité. Je lisais ce livre quand une émission de télévision, Le maillon faible, a surpris mon attention: il y avait là une telle violence que ce documentaire devenait pour moi une évidence. Saviez-vous que, à la télévision, les gens ne sont pas loin de la mort en direct? Pour le prouver, nous devions le démontrer.

Q Comment avez-vous choisi vos candidats?

R Ces candidats figuraient sur des listes de sociétés de marketing. Personne ne s'est inscrit; ils participaient seulement à un pilote de jeu télévisé. Sur les 13 000 sélectionnés, 2500 ont répondu à un questionnaire préétabli par le psychosociologue Jean-Léon Beauvois afin de correspondre à certains critères: pas de jeunes ni de personnes âgées, autant d'hommes que de femmes et des gens de toutes catégories professionnelles. Dernière obligation, dans chacun de ces groupes, 25% devaient être de grands consommateurs de téléréalité sans jamais y avoir assisté. Au final, 80 candidats ont été sélectionnés, ils ne gagnaient rien hormis un dédommagement de 40 qui correspondait aux 4$ de Milgram.

Q Votre documentaire ressemble à une émission de téléréalité! Un décor affligeant, de l'émotion, un titre vulgaire (Zone Xtrême), une flopée d'images, du suspense, une voix hors champ savante: n'est-ce pas ambigu comme discours?

R Il y a plusieurs niveaux de lecture. L'animatrice s'adresse au spectateur comme dans une vraie émission de télévision alors que nous sommes dans un documentaire. La voix hors champ narre cette expérience sans devenir la voix de Dieu. Ne pas mettre de commentaires sur nos images nous aurait conduits tout droit au domaine du spectacle. Nous voulions filmer comme si c'était «vrai». Pour décortiquer ce système, on utilise des matériaux qui demeurent les ingrédients de toutes les émissions de ce type. Bien sûr, c'est troublant et cela peut poser des problèmes de distance sans parler des émotions qui dépassent le documentaire.

Q Justement, ne jouez-vous pas, comme la téléréalité, sur l'émotion?

R La téléréalité triche sur l'émotion. Quand nous nous attardons sur les doutes d'une candidate, nous privilégions une séquence en longueur pour créer une réelle empathie. Le spectateur doit ressentir les tensions internes entre l'obéissance et la désobéissance. Dire non n'est pas un geste facile. N'allez pas penser que ces candidats sont des idiots et qu'à leur place, vous vous seriez révolté.

Q Comment réagissent-ils quand ils apprennent la supercherie?

R Alors que Milgram attendait plus d'une heure et demie avant de dire la vérité aux participants, nous avons décidé de la leur annoncer quand ils sortaient du plateau. Nous voulions les rassurer et ne pas jouer avec eux. Une équipe de psychologues les écoutait, le comédien venait les rassurer et nous leur expliquions les origines du projet. Avec le recul, la plupart avouent avoir vécu une véritable expérience, voire une psychothérapie. Pour un projet ultérieur, 15 participants ont accepté d'être suivis pour raconter ces 30 minutes d'une rare violence psychologique que beaucoup comparent au monde du travail. Ils se pensaient autonomes, libres et se sont aperçus dans ce jeu qu'ils devenaient incapables de penser ni même d'agir par eux-mêmes. Il faut savoir que personne n'a pris de plaisir dans ce jeu.

Q En tout, 81% des participants infligent des charges pouvant être mortelles. Le résultat vous a-t-il surpris?

R Bien sûr! Les scientifiques n'y croyaient pas: ils s'attendaient à une obéissance équivalente à la moitié du chiffre final. Dans les quatre variantes existantes, celle-ci est la plus fidèle au scénario de Milgram. D'autres montrent des comportements moins éloquents. Dans ce jeu, si la plupart continuent après cinq injections, c'est qu'ils n'y croient pas. Quand vous écoutez le témoignage d'un candidat, il pense être dans un théâtre. Malgré tout, certains trichent: ils guident le candidat vers les bonnes réponses. Donc ils croient en ce qu'ils voient: le paradoxe est là.

Q Sommes-nous donc tous soumis?

R Ce n'est pas seulement une soumission à l'autorité: c'est un système qui crée l'emprise. Ce système ne se forme pas seulement avec un public, de la musique et une animatrice, mais aussi avec la télévision. Nous passons plus d'heures à regarder ce média qu'à travailler. Comment s'apercevoir à quel point ce tube cathodique façonne les esprits? Vous adoptez le modèle que vous connaissez quand vous passez à la télévision: un sourire, des blagues, de la légèreté. Qui ose désobéir? C'est quand nous avons l'impression d'être libres que nous sommes le plus obéissants.