Carl Leblanc s’assoit devant vous et se met à parler. Il parle, il parle, il parle. Les idées fusent de partout. Il s’arrête au milieu d’une phrase. Part dans une autre direction. Puis revient sur son idée première, sans brusquerie, comme un avion décrivant une longue courbe dans le ciel. Et, derrière ses questionnements existentiels, ses paroles sont lumineuses.

Prenons son plus récent opus, Le coeur d’Auschwitz, documentaire racontant une touchante histoire survenue au camp de concentration nazi établi dans la Pologne occupée de la Seconde Guerre mondiale.

«Je suis un enfant de la génération Fanfreluche, laisse tomber Leblanc. Je suis entré dans ce coeur d’Auschwitz comme Fanfreluche entrait dans les livres.»

Difficile de mieux exposer l’attachement de l’auteur pour son sujet qui est, convenons-en, exceptionnel.

Nous sommes le 12 décembre 1944. C’est l’anniversaire de Fania Feiner. Elle a 20 ans. Comme des milliers d’autres femmes, elle est détenue à Auschwitz et consignée aux travaux forcés dans l’usine d’armement appelée L’Union.

Contre toute attente, Fania reçoit un cadeau. Un coeur minuscule, fait de feuilles de papier cousues entre deux morceaux de tissu avec un F brodé sur la couverture. À l’intérieur, les feuilles en forme de coeur s’ouvrent comme un origami. Sur chaque côté, les vœux et la signature de ses camarades, dans plusieurs langues.

Quelques décennies plus tard, Fania Feiner a fait don de son cadeau au Musée de l’Holocauste de Montréal. Carl Leblanc a été sonné en apprenant son histoire. «Que des gens mettent leur vie en danger dans les camps pour un bout de pain, ça me paraît logique. Mais ça, ça n’avait aucun sens, dit-il. Ces femmes ont réalisé quelque chose de normal dans un contexte extraordinaire.»

C’est cela qui a séduit Leblanc. L’histoire de ces antihéroïnes. «Il n’y a rien qui m’ennuie plus que les héros, dit-il. Que cette histoire soit réelle lui donne encore plus de valeur. Si ç’avait été une fiction, elle aurait eu moins de force.»

Et ce sont les valeurs humaines derrière cette histoire qui l’ont renversé. «Pour moi, il est clair que les êtres sont plus importants que les idées.»

Filmer l’enquête

Devenue une grand-mère demeurant à Toronto, Fania avait perdu la trace de ses camarades. Et personne ne semblait savoir ce qu’elles étaient devenues. Leblanc et son collègue Luc Cyr, avec qui il a réalisé plusieurs autres films, ont décidé de remonter l’histoire à la recherche des auteures des vœux. Et ils en ont retrouvé!

Il faut dire que dès qu’ils racontaient cette histoire, les portes s’ouvraient. Que ce soit au Musée de l’Holocauste à Montréal, au Mémorial de Washington, en Allemagne ou en Israël, des experts de centres d’archives consacrés à la Shoa ont tout fait pour les aider. On pourrait reprocher à Leblanc d’avoir plus filmé l’enquête que l’histoire elle-même. Mais cet élément est devenu beaucoup trop passionnant pour être laissé de côté.

«Au départ, je ne voulais pas filmer l’enquête, assure-t-il. Mais j’ai une admiration pour les recherchistes, ces gens qui travaillent dans l’ombre et qui ont un grand sens du sacrifice.» Plus ardue aura été la recherche d’un distributeur. Selon Leblanc, il y a eu «une overdose de Shoah en Occident» et les boîtes de distribution sont frileuses face au sujet. Le traitement qu’il en fait va pourtant à contre-courant de ce qui se réalise d’ordinaire dans le documentaire. Il qualifie son oeuvre de feel good movie, un genre qui relève davantage de la fiction.

Leblanc est sorti de ce film groggy comme un boxeur épuisé après avoir remporté de justesse un combat de 12 rounds. Il affirme ne plus vouloir faire de documentaire, préférant tâter de la fiction, un genre qui permet plus de liberté (du moins avec les faits!). C’est la grâce qu’on lui souhaite. Mais bien honnêtement, ce serait une grosse perte.

Le coeur d’Auschwitz sort en salles le 12 novembre.